Laurent Raphaël

Fish stick theory

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Tout le monde est plus ou moins d’accord sur ce point: le cerveau ne sortira pas indemne du bain numérique corrosif dans lequel il est plongé depuis maintenant quinze ans.

L’édito de Laurent Raphaël

La surexposition aux écrans, l’illusion de tenir le monde dans le creux de la main, l’instantanéité de nos faits et gestes, la démultiplication des identités, la virtualisation des relations humaines ou encore l’exhibitionnisme digitalement assisté laisseront forcément des traces sur nos comportements, notre vision du monde, notre rapport à la réalité, la hiérarchie de nos préoccupations.

Le cerveau ne sortira pas indemne du bain numu0026#xE9;rique corrosif dans lequel il est plongu0026#xE9; depuis maintenant quinze ans.

Les spéculations vont bon train pour savoir à quels effets concrets nous devons nous attendre. Certains pronostiquent une perte de plasticité du ciboulot qui, à force d’être sollicité dans tous les sens, aura bien du mal à se concentrer sur une tâche et ne fonctionnera plus que dans une surstimulation permanente. Ambiance discothèque sinon rien. Un dispositif infernal difficilement compatible avec une réflexion en profondeur ou un raisonnement complexe. Conséquence: même en mobilisant toute sa volonté, l’homo numericus sera physiologiquement incapable de dépasser la surface des choses. Son champ de vision sera fragmenté et parcellaire. Dans ce scénario, les ados qui ne peuvent plus étudier sans musique en bruit de fond et un smartphone à portée de regard sont les premiers mutants façonnés par cette révolution numérique.

D’autres chamans, plus optimistes, prévoient l’acquisition de nouvelles compétences, la pratique du jeu vidéo contribuant à développer la dextérité des doigts et à décupler la vitesse de mouvement des yeux, de quoi muscler certaines zones cérébrales restées en jachère depuis la nuit des temps. La porte ouverte à un surhomme, fantasme sur lequel surfe le nouveau Besson, Lucy, dans lequel Scarlett Johansson incarne une mule qui absorbe accidentellement une substance expérimentale décuplant ses facultés physiques et psychiques.

Le recul manquait jusqu’ici pour affiner le diagnostic et mettre la main sur les preuves tangibles du bouleversement, sauf dans les cas les plus évidents d’addiction pathologique -barrez la mention inutile- aux réseaux sociaux, aux plateformes de rencontres, aux jeux en ligne, aux sites porno.

Paradoxalement, c’est le vieux monde de l’édition papier qui vend la mèche. En 2006, en publiant Les Miscellanées de Mr Schott, les éditions Allia exhument un genre littéraire tombé dans l’oubli. Soit une sorte d’anthologie de « petits riens essentiels » livrés bruts, de l’échelle de Beaufort à la liste des insultes dans les pièces de Shakespeare. Le succès est tel que depuis ont fleuri les produits dérivés thématiques, consacrés à la cuisine comme au rock. On a là typiquement un « produit » éditorial adapté à cette génération Internet habituée à zapper et à picorer: textes courts, informations lapidaires, le tout saupoudré de préférence d’anecdotes qui facilitent la digestion. Des maisons d’édition se sont engouffrées dans la brèche, déclinant tous les savoirs sous cette forme ramassée, qui est à la connaissance ce que le fish stick est à la gastronomie: une version édulcorée, caoutchouteuse. On peut en aimer le goût régressif de temps en temps mais il ne faudrait pas en abuser.

Rien que ce mois-ci, sans vraiment chercher, on a vu passer 40 petites histoires mythiques de la philosophie (Olivier Dhilly, éditions de l’Opportun), 101 curiosités scientifiques cocasses et stupéfiantes (Bruno Léandri, éditions La librairie Vuibert) et Ze info, 10 ans d’actualités mondiales passées au crible de l’aberration, du déraisonnable, de l’extravagance (Gauthier De Bock, éditions La Boîte à Pandore). Vous pensiez que la crise de 2008 était l’événement clé de la décennie? Faux, ce qu’il faut retenir c’est qu' »un motard a été flashé à 190 km/h sur le périphérique de Paris alors qu’il conduisait sa moto, un bras dans le plâtre ». Bien sûr, l’auteur joue la carte de la dérision mais l’air de rien, cette mixture prolifère et envahit tout l’espace, comme une nappe de goudron dans laquelle la pensée finit par s’engluer.

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