Un homme qui crie, chronique d’une guerre invisible

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Avec le remarquable « Un homme qui crie », prix du Jury à Cannes, Mahamat-Saleh Haroun explore la réalité tchadienne, envisagée à travers le prisme d’une relation père-fils chahutée. Rencontre.

Dix ans après Bye-Bye Africa,qui l’avait révélé à la Mostra de Venise, Mahamat-Saleh Haroun s’est imposé comme l’un des auteurs majeurs du cinéma africain, un cinéaste dont la justesse du regard et la singularité de la voix se sont encore affirmées de Abouna, notre père à Daratt, saison sèche. Présenté en mai dernier à Cannes, où il allait obtenir le prix du Jury, Un homme qui crie, le quatrième long métrage du réalisateur tchadien, trace un même sillon que ses films antérieurs, auscultant une relation père-fils sur arrière-plan d’une guerre qui n’en finit plus de ravager son pays.

Comment tourne-t-on un film dans un pays où il n’y a pas d’industrie du cinéma?
Parce qu’on a été un rêveur, et qu’on rêve de porter la parole tchadienne le plus loin possible. Et qu’on continue à penser qu’il faut faire des films malgré tout, contre l’adversité, c’est-à-dire cette guerre civile qui nous piège et nous prend en otages.

Moi-même, ma vie et mon destin ont été complètement bouleversés à cause de cette guerre civile: j’ai été blessé à l’âge de 18 ans, et j’ai dû quitter le Tchad, transporté dans une brouette par mon père, pour aller au Cameroun. Là a commencé une vie d’exil et de nomade. Et en 2006, alors qu’on tournait Daratt, les rebelles sont entrés en ville, et on a dû arrêter, naturellement. Le jour où ils ont débarqué, le jeune comédien du film avait 18 ans. En guise de fête pour son entrée dans le monde des adultes, le Tchad lui offrait une guerre, et quelque 300 à 400 cadavres. Je me suis dit qu’il ne fallait pas laisser la bêtise et l’absurdité humaines gagner, ni l’inculture. Voilà comment l’on se retrouve à faire des films dans des situations intenables.

Vos films tendent à l’épure, et s’appuient sur des récits très simples à la grande force symbolique. Comment les écrivez-vous?
Il me semble que l’épure, combinée à des plans-séquences, à une durée qui essaye de traquer, de capter et de saisir un peu la vérité, permet d’arriver à quelque chose sur le fil, de l’ordre de l’art du funambule, ce qui me sied beaucoup. Quand je vois ma vie, j’ai l’impression d’avoir toujours marché sur un fil, sans avoir de filet. Je viens de là, mon histoire est comme cela, et je viens du Sahel, qui est une partie de l’Afrique où les paysages sont très arides, et où on a seulement le minimum, le nécessaire. Il n’y a pas de fioritures, ni d’opulence, et cela a nourri mon imaginaire. Je n’essaye pas de faire quelque chose qui serait un ornement, comme dirait Bresson; j’évite les ornements pour me concentrer sur l’essentiel.

La relation père-fils est au coeur de votre cinéma. Pourquoi ce thème vous intéresse-t-il de façon récurrente?
C’est mon troisième film sur le sujet, et j’espère que la trilogie est close. Cela m’intéresse parce que la guerre du Tchad, qui dure depuis 40 ans, est transmise de génération en génération. Il y a, pour moi, quelque chose de l’ordre de la transmission de cette mémoire de la violence et de la guerre, sans quoi elle ne pourrait pas se perpétuer. Comme la guerre est faite par les hommes, j’ai le sentiment que ce mouvement s’opère de père en fils. Quand le père envoie son fils à la guerre, j’y vois, métaphoriquement, le destin de tous les enfants-soldats.

Pourquoi, bien qu’elle soit omniprésente dans le film, avoir choisi de garder la guerre hors-champ?
Je voulais raconter l’histoire du point de vue de gens qui sont pris au piège. Pour l’avoir moi-même vécu, je connaissais ce sentiment d’une peur immense, lorsque des obus tombent ou peuvent tomber, des balles sifflent, qu’on ne peut même pas sortir pour aller aux toilettes et que tout ce qu’on a comme informations et comme incarnation de la guerre, ce sont les coups de feu, les bombes, les avions, et la radio qui vous permet de comprendre. Sauf que l’on ne comprend rien, parce qu’aux annonces victorieuses du gouvernement répondent celles, victorieuses elles aussi, des rebelles. On ne sait pas où est la vérité, et c’est une situation intenable, que je ne souhaite à personne de vivre.

A la guerre civile, votre film superpose une réalité économique nouvelle, découlant de la mondialisation. Est-ce là l’autre menace pesant sur le Tchad?
Absolument. A l’instabilité née de la guerre civile s’ajoute la menace sociale, économique, résultant dans le film de la privatisation de l’hôtel. Un autre monde se met en place, et il peut être impitoyable. Il est néo-libéral, et est mu par l’appât du gain, et il n’intéresse que les gens exploitables.

Un homme qui crie se termine sur une citation d’Aimé Césaire qui enjoint le spectateur à ne pas simplement regarder. Que voulez-vous susciter?
Le spectateur a tendance à prendre ce « Gardez-vous de vous croiser les bras dans l’attitude du spectateur » pour lui, mais en fait, la citation s’adresse plus aux protagonistes de l’histoire qu’aux spectateurs: les personnages se sont bornés à être les spectateurs à un moment de leur propre vie. Il faut avoir le coeur attentif à l’autre. Mais je ne demande pas aux spectateurs d’intervenir…

Intervenir sur le terrain tchadien est utopique. C’est différent par contre sur le terrain économique…
Il est évident qu’il y a là un rouleau compresseur contre lequel nous avons tous baissé les bras, parce que nous sommes tous, quelque part, capitalistes. Le drame est là: même en étant de gauche, ou d’extrême-gauche, nous avons intégré le système et la culture capitalistes. Il y a des illusions, des désirs de justice peut-être, mais nous sommes en fait totalement capitalistes. Pour sortir de cela, il faut, à un moment, refuser de se dire que ce qui se passe est simplement un spectacle, refuser d’entrer dans la danse. Sans vouloir donner de leçons, le fait que cette citation ne laisse personne indifférent est important. Il faut avoir le coeur attentif à la douleur des hommes.

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Un homme qui crie, de Mahamat-Saleh Haroun, avec Youssouf Dajoro, Diouc Koma, Emil Abossolo M’Bo. 1h32.

Auteur, en 2006, du remarquable Daratt, saison sèche, Mahamat-Saleh Haroun poursuit, avec Un homme qui crie, l’exploration d’un horizon tchadien désenchanté. On y découvre, sur arrière-plan d’une guerre civile aux échos omniprésents, Adam, ancien champion de natation devenu maître-nageur de la piscine d’un hôtel de luxe de N’Djaména. L’homme a préparé le terrain pour son fils, Abdel, à qui il doit toutefois céder la place de façon précipitée à l’instigation des nouveaux propriétaires chinois de l’établissement…; une humiliation qui a le don de l’aveugler.

Récit simple et épuré, Un homme qui crie s’inscrit au plus trouble d’une relation père-fils, non sans esquisser les contours de lendemains compromis (euphémisme!) par un quotidien dévasté. La matière, où le cadre intime déborde vers un autre, plus vaste, est d’une rare puissance; elle trouve, devant la caméra de Mahamat-Saleh Haroun, des arguments formels de premier ordre, tout en elliptique et douloureuse beauté. Prix du Jury lors du dernier festival de Cannes. (J.F. PL.)

Jean-François Pluijgers, à Cannes

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