Serge Coosemans

Here & Now: Ty Segall, Simon Reynolds, vodka, pogos et petites piques bien senties

Serge Coosemans Chroniqueur

Notre chroniqueur ne fait pas que boire en discothèque, il boit aussi lors de concerts de rock. Forcément, il lui vient alors de drôles de zappings en tête, comme de critiquer Simon Reynolds en assistant au sacre bruxellois de Ty Segall. Sortie de Route, S02E14.

J’ai commencé la lecture du Retromania de Simon Reynolds et quelques heures après en avoir terminé un chapitre sur l’omniprésence du revivalisme en musique, je me retrouve à l’Atelier 210 pour les concerts de Ty Segall, White Fence et The Feeling of Love, groupes on ne peut plus revivalistes. Psychédélique, un peu grunge, un peu punk, toute cette musique relève de ce que Reynolds appelle dans le livre du « rock de collectionneurs de disques », en l’occurrence de la musique touillée par des gens très documentés, qui savent tous très bien comment sonner comme on sonnait en 1967, sur les compilations Pebbles et Nuggets, notamment. Des tribute-bands qui ne se contentent pas de rendre hommage à un groupe unique mais bien au son et à l’esprit d’une époque, voire de plusieurs époques. Reynolds nuance davantage son analyse et ne porte par ailleurs pas vraiment de jugement de valeur sur l’éventuel talent des musiciens suivant ce type d’approche. Reste que lorsque je referme le bouquin pour filer vers Mérode, moi, j’en retiens surtout cette impression de lassitude face à l’époque contemporaine, le sous-texte que nous stagnons aujourd’hui dans une sorte d’impasse culturelle où plus rien ne se crée et tout se consomme, sans plus aucune utopie pour donner un sens et un contexte excitants aux propositions artistiques. Et puisqu’il s’agit de stricte consommation, je me sens dès lors un peu perturbé d’être venu voir The Feeling of Love dont j’ignore tout, White Fence dont je ne suis fan que d’un album, et Ty Segall dont je me fous éperdument. Sur le week-end, je n’ai en effet que 50 balles à claquer et en mode Test-Achats -la recherche du meilleur rapport qualité prix, la garantie de la satisfaction-, il m’aurait donc sans doute été plus judicieux d’aller voir mixer Seth Troxler au Fuse le lendemain soir ou même de passer à la Bulex me faire sortir par la flicaille.

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C’est sur le coup de 21h30 que ces réflexions me traversent l’esprit, esprit déjà passablement embrumé à vrai dire. En trois petites heures, m’a coulé dans le gosier pentu pas mal de vin rouge, de vodka et de bières. Victimes d’une bonne émulsion amicale et virile et du plaisir de rigoler en mode boys night out, nous sommes tombés dans ce traquenard classique où une virée à priori strictement culturelle se transforme vite fait en ivrognerie rigolarde, de la pure sortie de route au sens le plus littéral du terme, avec comme résultat de se ramener au concert pintés comme des bikers. On a tous nos idées sur le rock and roll, mes potes et moi, mais quand c’est comme ça la glissade improvisée sur tapis de saoulographie, plus personne n’a envie de les partager et on préfère de loin se taper des fous rires à grands renforts d’anecdotes débiles, de moqueries sur les gens qui passent ou ne sont pas là et de sketchs improvisés avec ceux qui auraient l’étrange idée de nous aborder. C’est le cas d’un jeune Black encore plus ivre que nous et à l’accent bruxellois curieusement prononcé. Sur le trottoir devant l’Atelier 210, le garçon se désole du sold-out et se propose de jeter une poubelle dans la porte vitrée, histoire de créer l’émeute. En suivra une discussion sur le fait que maintenant que les déchets sont triés, il n’existe plus de poubelles assez lourdes pour péter une porte et qu’un sac blanc plein de pelures de pommes de terre risque surtout de rebondir sur la tronche de celui qui le lance, donc de plus donner à l’assistance l’envie de rire que de se laisser entraîner dans une révolution. Pendant que cela chante l’amour et la drogue sur scène, pendant que certains sont déjà persuadés de vivre une soirée qui marque le sacre bruxellois de Ty Segall, voilà dans quel genre de conversation nous sommes embarqués.

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Malgré toute cette dissipation, nous ne serons malgré tout jamais assez saouls pour ne plus rien capter du tout et même si, selon nous, c’est White Fence qui mérite le succès maousse, il est assez vite évident que Ty Segall assied sa réputation sur une majorité de jeunes têtes plus initiées que nous aux méandres de la culture garage-rock 2.0. Oui, ses chansons soniques mais mélodiques, crasseuses mais emballantes, ont gagné au fil des ans en efficacité et en évidence. Non, les magazines spécialisés ne se trompent sans doute pas quand ils disent considérer Segall comme un possible équivalent moderne de Kurt Cobain, idole d’un rock indépendant devenu générationnel dès que le business s’est mêlé de sa carrière. Il est évident que l’on assiste au concert de quelqu’un qui compte déjà beaucoup dans l’underground et pourrait bien vite devenir un véritable héros reconnu du rock moderne, du moins s’il assume le cirque inhérent et ne meurt pas quelques jours avant sa consécration plus commerciale, à l’instar de Jay Reatard, élu précédent du même secteur. Il y a dans la salle du pogo, de l’excitation, la volonté d’en être, du répondant extatique et dans Retromania, Simon Reynolds appelle cela le sentiment « here and now », ici et maintenant, qu’il dit avoir ressenti beaucoup lors du post-punk et dans les raves mais qui n’existerait plus vraiment aujourd’hui, alors que le présent est surtout une recréation du passé, consommée par des gens désinvestis de l’aspect social et contextuel des courants musicaux.

Cette soirée à l’Atelier 210 semble lui donner entièrement tort. On y voit deux groupes sévèrement envoyer le bois et le troisième confirmer sa réputation de probable prochaine icone du rock. Il n’y a pas plus « here and now » possible. Malgré le revivalisme, malgré le côté consommable. Il s’agit d’ailleurs moins de revivalisme que de tradition. Celle d’une musique de fête, éventuellement ennuyeuse à écouter chez soi mais jouissive à vivre et à ressentir, au sens le plus physique du terme, les basses fréquences dans la culotte. Ce rock garage moderne est revivaliste à bien des égards mais ce qui compte surtout, c’est de suivre les recettes et les codes pour provoquer des stimuli. Comme dans le hip-hop, comme dans la techno. Tous ces gens qui pogotent comme des fous se fichent bien de savoir que tel morceau ressemble ou non à un truc des années 60, ce qui leur importe c’est que tel morceau leur donne envie de toucher le plafond avec leurs têtes, de physiquement et mentalement se défoncer et d’éventuellement rouler des pelles à la personne qui se trouve juste à côté d’eux. Here and now, c’est l’aspect physique de l’expérience musicale, la sueur et les ecchymoses. Les envies, les fantasmes et les idées folles qui n’ont rien à voir avec le confort d’écoute et l’analyse à froid. Tout ce que zappent généralement beaucoup de critiques musicaux installés, éloignés par leurs âges, leurs statuts, leurs reculs intellectuels et ce qui leur reste de privilèges des pogos et autres singeries de cette masse qui choisit bien davantage qu’eux ce qui compte culturellement ou pas. Que la musique ait une destinée, une obligation d’évolution, voilà bien une idée de spécialiste. Chez les sans-grades, seul compte le plaisir pur, la petite tranche de présent plus intense que le reste de la journée, le pur moment de rock and roll. Le « here & now » est tout simplement plus durable chez eux que du côté des professionnels de l’analyse et du classement. J’ai été très heureux d’une fois de plus faire partie de ces gueux durant quelques heures, avant de rentrer vomir.

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