Michel Verlinden
Michel Verlinden Journaliste

C’EST UNE PREMIÈRE EUROPÉENNE: LE GRAND MAÎTRE AMÉRICAIN GREGORY CREWDSON EXPOSE SES IMAGES SUSPENDUES À LA GALERIE DANIEL TEMPLON.

Cathedral of the Pines

GREGORY CREWDSON, GALERIE DANIEL TEMPLON, 13A RUE VEYDT, À 1060 BRUXELLES. JUSQU’AU 29/10.

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L’intérieur est celui d’un foyer de la middle-class américaine. Assise au bord d’un canapé défraîchi, une jeune femme laisse traîner son regard sur une moquette bon marché. Son visage est baigné par une lumière virginale de premier matin du monde. Ses épaules voutées et son diaphragme fermé sont les marques indiscutables d’un repli sur soi. À ses côtés, le corps nu d’un adolescent vraisemblablement endormi. À terre, quelques vêtements témoignent d’un empressement. Et puis, il y a le faux plafond et l’air conditionné, ersatz modernes d’une vie artificielle coupée du ciel et du grand air. Après-coït triste? Ennui poisseux? Désir inassouvi? Interruption involontaire d’une mécanique des fluides? Ou « post break-up sex » comme le chanteraient les Vaccines? Que faut-il en déduire? Les interprétations sont ouvertes, l’oeil du spectateur part en quête du moindre détail. Ce que l’on devine: deux personnages rendus à leur solitude initiale, un spectacle désolé observé par une nature indifférente depuis une fenêtre au fond de la pièce. Après ce que l’on imagine avoir été une fusion -furtive ou intense, rien ne le dit-, c’est chacun pour soi. Tout le raconte: elle est vêtue, il est habillé; elle veille, il dort; il est allongé, elle est assise… Un « Love will tear us apart » à l’américaine. Tel est le génie de Gregory Crewdson, qui n’a pas son pareil pour suggérer des narrations anxiogènes et déprimantes. Dans un teaser qui présente l’incroyable travail de ce photographe de 56 ans, un assistant dit: « Réaliser un film nécessite 24 images à la seconde, les photographies de Crewdson s’effectuent au rythme d’une image par seconde… et pourtant elles sont plus puissantes que la plupart des longs métrages que j’ai pu voir. »

Plus intime

Il n’est pas étonnant que la comparaison avec le septième art surgisse à propos de l’oeuvre de Crewdson, qui est une véritable star aux États-Unis. Sa méthode de travail est en tous points comparable à une production cinématographique: décors reconstitués, castings épiques, direction d’acteurs, accessoires choisis et posés au millimètre près, rues entières bloquées pour une prise de vue… Chaque photographie s’élabore en trois temps: storyboard, shooting proprement dit avec une équipe conséquente et post-production -qui n’a rien à voir avec une triviale retouche Photoshop. Techniques, processus et effet final convergent vers des images suspendues, des plans arrêtés, au sein desquels Gregory Crewdson orfèvre ses mises en scène comme des tableaux. C’est d’ailleurs au carrefour du cinéma et de la peinture qu’affluent spontanément les univers visuels que l’on a envie de citer: David Lynch époque Twin Peaks, Edward Hopper, le Fargo des frères Coen… jusqu’à un maître flamand comme Jan van Eyck qui s’impose devant à la qualité de certaines lumières conférant aux personnages une matérialité aussi cireuse que mystérieuse. Cathedral of the Pines, série-événement de 31 photographies ayant le Massachussets pour toile de fond, est répartie simultanément dans les deux galeries Templon, à Bruxelles et à Paris. C’est un Crewdson intimiste -l’homme étant passé par une période trouble- qui s’y révèle à travers des images de format plus petit (95,3 x 127 cm) qu’à l’habitude. Elles ont été accrochées bas, ce qui permet d’encore mieux en franchir le seuil. Et de peut-être ne jamais en revenir.

WWW.DANIELTEMPLON.COM

MICHEL VERLINDEN

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