Terrence Malick, loin du paradis

Cannes, et le monde dans la foulée, découvrait hier The Tree of Life, le 5è long métrage de Terrence Malick. À l’occasion de cet événement annoncé, flash-back sur le plus secret des réalisateurs…

Il y a d’abord cette statistique, qui ne manque pas de laisser rêveur: 5 films en un peu moins de 40 ans, le parcours même de Terrence Malick semble défier une époque déclinant le fast forward sur tous les tons. Ajoutez-y un culte du secret susceptible de faire pâlir Stanley Kubrick, et on comprend que le réalisateur américain, non content d’apparaître quelque peu anachronique sans doute, soit aussi devenu un mythe, entretenu à coup de non-apparitions, mais surtout de films tutoyant quelque chose tenant de l’absolu cinématographique.

De Malick, de rares et chiches notices biographiques nous apprennent qu’il naquit à Ottawa, Illinois, en 1945, avant de grandir en Oklahoma et au Texas -où il résiderait toujours. Diplômé de Harvard, il fait un détour par le journalisme, au New Yorker, et par la philosophie, enseignant au MIT, avant d’intégrer les rangs de l’American Film Institute, où il signe un court métrage. C’est peu, et c’est déjà à peu près tout pour ce qui est de la bio officielle d’un homme dont on ne connaît par ailleurs plus qu’un seul portrait, tiré sur le tournage de The Thin Red Line, à la fin des années 90.

Ce film voyait Terrence Malick mettre fin à un silence long de 20 ans, qui avait suivi la sortie de Days of Heaven (Les Moissons du ciel), prix de la mise en scène à Cannes en 1979. Et confirmation de l’exceptionnel talent du réalisateur, pressenti déjà à la vision de Badlands (La Ballade sauvage), qui l’avait précédé 5 ans plus tôt. Avec celui-ci, Malick s’emparait d’un thème cher au cinéma américain, celui du couple d’amants criminels en cavale. Mais si le duo Kit/Holly (Martin Sheen et Sissy Spacek) ne pouvait qu’évoquer les Bonnie and Clyde qu’avait mis en scène Arthur Penn, c’était pour aussitôt s’en écarter sensiblement: plus qu’à une équipée meurtrière, c’est à la perte de l’innocence que s’attèle ici Malick, incarnée par Holly et le regard candide qu’elle porte sur les événements, relayé par une voix off qui sera l’une des marques de son cinéma. Badlands ressemble à un conte de fées qui vire à l’aigre, où la nature offre son contrepoint lyrique aux agissements sanglants, où à l’envol des sturnelles répond celui d’une montgolfière de fortune, porteuse des promesses d’un bonheur qui jamais ne s’accomplira -l’oeuvre de Malick célèbre un Eden disparu, sacrifié sur l’autel de la folie des hommes.

Ce postulat est à nouveau à l’oeuvre dans Days of Heaven, chef-d’oeuvre absolu. Dans l’Amérique des années 1910, Malick met en scène un couple, Bill et Abby (Richard Gere et Brooke Adams), qui, après que le jeune homme a tué accidentellement son contremaître, quitte Chicago flanqué de la petite soeur de Bill; destination le Texas pour la saison des moissons. Là, dans l’immensité des champs de blé, la perspective d’un avenir meilleur se fait jour lorsque le fermier, riche et malade, s’éprend d’Abby -situation que le couple entend bien exploiter à son profit. La vision élégiaque que déploie ici Malick est proprement vertigineuse. A l’influence manifeste du City Girl de Murnau, le réalisateur ajoute un traitement pictural que l’on pourrait rapprocher d’un Edward Hopper. D’une intensité lyrique rare, le film oppose encore la grandeur d’une nature magnifiée aux desseins mesquins des hommes -c’est encore d’un Eden saccagé qu’il est ici question, évoqué digressions poétiques à l’appui, là où le recours à la voix off introduit une troublante distanciation.

Sur le fil du rasoir

Sur les raisons qui poussèrent alors Malick à disparaître du paysage hollywoodien, le mystère demeure entier. L’explication avancée par Nick Nolte, l’un des acteurs de The Thin Red Line, en vaut bien une autre en tout cas: « Terrence Malick est l’exemple parfait de quelqu’un qui envisage son art avec un luxe de précautions et de sérieux, nous expliquait-il alors. Premièrement: de quoi vit-il? Pas en tournant des films, il n’en a jamais réalisé que 3. La raison, c’est qu’il a le sentiment que s’il gagne sa vie en faisant des films, sa créativité sera mise sous pression, et s’en trouvera détruite à terme. Ce qui est hors de question. Deuxièmement, s’il ne s’expose pas, c’est parce qu’il a le sentiment que la célébrité, les attentions et les honneurs pourraient séduire son ego, et qu’il serait plus attentif à sa petite personne qu’au monde alentour. Il se protège, et c’est une attitude très digne. » Comment Malick occupa-t-il ces 20 ans? Là encore, on se perd en conjectures. Nul doute, en tout cas, qu’un projet de l’ampleur de The Thin Red Line ait accaparé plusieurs années durant un auteur ayant encore en commun avec Kubrick un même souci du perfectionnisme. Lorsque le film est montré à la Berlinale, en 2009, c’est un éblouissement. Terrence Malick y poursuit son questionnement sur le destin, qu’il élargit à une humanité évoluant sur le fil du rasoir -la bataille de Guadalcanal, avec ses affrontements sanglants entre soldats japonais et américains, prête son cadre historique et son décor idyllique au propos. Soit un film de guerre, et bien plus encore une méditation, s’ouvrant sur des images d’un Eden mélanésien réminiscent du Tabou de Murnau encore, avant que la beauté se mue en enfer, sous l’effet de la corruption des âmes. C’est de fin de l’innocence qu’il est question une nouvelle fois, pour une fable d’essence spirituelle contemplant notre naufrage collectif; il n’est qu’entendre les voix off qui se superposent pour mesurer le fil du temps au gré duquel les protagonistes voient leur vie leur échapper à jamais, la mélancolie à fleur de pellicule.

On retrouve, peu ou prou, les mêmes composantes dans The New World, réalisé en 2005, et dans lequel Malick s’attèle à un récit des origines de l’Amérique, en une fresque historique où il revisite le mythe de Pocahontas à l’aune de ses propres obsessions -entre Nature éternelle, souveraine et menaçante à la fois, paradis perdu, et nostalgie de ce qui fut. Là encore, le lyrisme sous-tend une narration oscillant entre contemplation et crescendos; quant à la dimension spirituelle du récit, des plans d’une absolue beauté viennent l’infuser. Si The New World, qui conte encore l’éveil d’une passion, peut apparaître comme le plus classique de ses films, Malick y transcende les faits, tout en se posant, à nouveau, comme l’héritier spirituel de Murnau -le bateau quittant le port fait lumineusement écho à celui de Nosferatu venu répandre le malheur.

Attendu à Cannes en 2010, The Tree of Life y arrive donc avec 12 mois de retard -mais qu’est-ce, eu égard aux 20 ans qui séparèrent les 2 plus grands films de son auteur? Alors qu’on pressentait là son oeuvre la plus ambitieuse, puisque le destin du monde depuis les origines y est mêlé à celui d’une famille américaine des années 50, le film est pourtant une relative déception…

RETROUVEZ LA CRITIQUE DE THE TREE OF LIFE SUR WWW.FOCUSVIF.BE DÈS CE 18 MAI.

Jean-François Pluijgers

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content