Critique | Livres

Le livre de la semaine: 286 jours

286 jours © Les Impressions Nouvelles
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

JOURNAL INTIME | Roman-photo d’une passion amoureuse, 286 jours brouille les frontières de la fiction et de la réalité. Une performance touchante jusque dans ses maladresses.

Il y a des livres avec lesquels le coup de foudre est immédiat, instinctif, total. Et puis il y en a d’autres qui résistent à la première lecture, aux premiers regards, aux premiers frottements. Mais qui finissent par infuser les sentiments quand on apprend à mieux les connaître, qu’on s’immisce dans leurs replis, qu’on gratte la surface. Un peu comme une étoile dont l’éclat et le mystère ne se révèlent complètement qu’en contemplant la voûte céleste dans son ensemble. Combustion instantanée versus combustion lente…

286 jours appartient à cette seconde catégorie. Le démarche, la dynamique, et jusqu’à la trajectoire des auteurs comptent autant que le résultat final. Même si celui-ci n’est déjà pas banal puisqu’il chronique au jour le jour et en photos, seulement jalonnées de quelques recettes de cuisine, d’extraits de mails et de fragments de lettres et de chansons, une relation d’amour incandescente de l’aube au crépuscule, soit 286 jours calendrier en main.

Lui est un dessinateur reconnu, dont les albums, singulièrement depuis 3615 Alexia en 1990, tissent leur toile avec le fil cotonneux de sa propre existence. Sans pour autant se répéter ni s’emprisonner dans un trip autobiographique, Frédéric Boilet prenant soin de renouveler les outils et de laisser filtrer l’universel. Après avoir passé plusieurs années au Japon, une expérience qu’il relate notamment dans Love Hotel, il est devenu en quelque sorte le chef de file de l’amitié franco-japonaise du 9e art.

Elle n’a pas les mêmes états de service. Espagnole, Laia est une jeune étudiante des Beaux-Arts à Barcelone. Elle a la vingtaine et pourrait être la fille de son amant français. Le 15 novembre 2011 à 21 h 41, elle envoie un mail d’admiration après avoir lu L’épinard de Yukiko. Six mois plus tard, c’est la rencontre dans les Vosges où il s’est installé. Commence alors le film en couleurs et en direct de leur liaison, le couple ayant décidé d’emblée de se prendre en modèle d’une performance artistique autour du désir financée grâce au crowdfunding. Une entreprise qui en rappelle une autre, la BD Fraise et chocolat d’Aurélia Aurita, dans laquelle l’artiste française relatait avec humour et grivoiserie sa love story avec un certain… Frédéric Boilet.

Fruit de la passion

Doublement acteurs, de leur relation et de ce journal photographique charnel, ils immortalisent chaque fragment -un plat, une main, un sourire, une larme- du présent. Sans nous épargner les détails les plus crus, la sexualité étant l’un des combustibles de cette valse des coeurs et des corps. Les photos ne cherchent pas à séduire. Mais à établir le cadastre des instants de grâce comme des flous émotionnels. Au fil des saisons, des escapades, à Barcelone, à Paris, et des états d’âmes qui vont de l’euphorie aux doutes et finalement à la rupture, cette balade de la dépendance sexuelle renouvelle le regard sur ce fruit amer qu’on appelle l’amour.

L’exhibitionnisme inhérent à ce projet en agacera certains, et c’est vrai qu’on est parfois un peu gêné d’entrer comme par effraction dans cette intimité dépouillée de tout glamour, mais on comprend vite que c’est le prix à payer pour atteindre l’os du sentiment amoureux. Comme dans une performance live, le malaise n’est en fin de compte que le marqueur physique de nos inhibitions.

Les histoires d’amour finissent mal… en général. Celle-ci ne fait pas exception. Mais au moins elle aura accouché d’un livre singulier, comme une trace d’encre sensuelle sur le buvard des désirs.

  • DE FRÉDÉRIC BOILET ET LAIA CANADA, ÉDITIONS LES IMPRESSIONS NOUVELLES, 542 PAGES.

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