Leonard Cohen, beautiful loser

© Epa

Quand le septuagénaire Leonard Cohen reprend la route du live en mai 2008, c’est pour de mauvaises raisons financières. Mais son triomphe scénique confirme la grandeur de ses indémodables chansons existentialistes. Avant ses 3 concerts gantois, portrait de l’artiste en juif zen kamasutra.

A voir et écouter: Live In London, double CD et DVD, sur l’actuelle tournée (Sony Music).

En concert les 20, 21 et 22 août à la Sint-Pietersplein à Gand.

Il faut absolument brûler un cierge à Kelley Lynch, même si Leonard va renâcler. En lui dérobant une somme estimée à 5 millions de dollars US, miss Lynch, manageuse de l’artiste canadien pendant 17 ans, aspire la quasi totalité des avoirs du barde séducteur. Et oblige le malicieux chanteur à repartir en tournée en 2008, 15 ans après ses derniers concerts et une période plutôt flemmarde passée, entre autres, à méditer dans un boudoir zen des environs de Los Angeles: le come-back est à tel point triomphal qu’il se prolonge depuis le 11 mai 2008 jusqu’au dénouement (provisoire?) le 27 novembre prochain à Phnom Penh.

C’est en 2005 que Cohen s’aperçoit de la tragique malversation: avec son accord, Lynch a monté une société dont il n’est qu’actionnaire très minoritaire -à hauteur de 0,5 %- pour de bonnes vieilles raisons fiscales. Un gestionnaire de fortune réputé, Greenberg, calibre les investissements de ce qui est d’abord un fonds de pension: entre lui et Lynch, il est autant question de comptabilité que de relation tantrique. There’s no business like sex business. A 70 piges passées, Leonard, poète mondial adapté à 2000 reprises, est quasi ruiné et doit mettre sa maison de Montréal en hypothèque. La trahison est d’autant plus brutale que Cohen entretient avec Lynch des liens qui dépassent les affaires courantes: elle fut brièvement sa compagne sentimentale et a été désignée comme exécutrice testamentaire pour décider du sort de l’artiste en cas de maladie prolongée.

S’ensuit un double procès: Cohen contre Lynch et Greenberg contre Cohen. Pour l’heure, les dollars envolés n’ont toujours pas été restitués.

L’oeil est de velours, complice d’une plaisanterie espiègle seulement connue de l’auteur. Le sourire évoque des traits d’adolescent fugueur et la voix fait le restant du show: mâle et lente et douce et profonde. Ajoutez-y un costume de bonne coupe pour enrober une frêle carcasse et un feutre de juif errant, et vous aurez une approximation 2D de Leonard Norman Cohen, né le 21 septembre 1934 à Montréal.

Septante-deux ans plus tard, on est face à lui, dans un hôtel trop cher de Londres. Il y accompagne Anjani qui, en ce printemps 2006, a une double mission d’envergure: être la fiancée de Leonard -d’un quart de siècle son aîné- et interpréter les chansons coécrites en duo, compilées dans l’album Blue Alert. A ce jour, il s’agit bien du dernier disque original du créateur spartiate, auteur d’à peine 11 sorties studio en 43 ans. Le soir précédant la rencontre, dans un cabaret chic proche de Soho, le couple se produit brièvement dans un mélange de parade érotique et de séduction musicale. Reflétant la source d’inspiration permanente de Leonard depuis toujours: les femmes, dans leur quota de mystère, supposé insondable.

Pour ouvrir son disque inaugural paru fin décembre 1967 (Songs Of Leonard Cohen), le poète a choisi Suzanne et ces tout premiers vers mis en chanson: « Suzanne takes you down to her place near the river/You can hear the boats go by/You can spend the night beside her/And you know that she’s half crazy/But that’s why you want to be there. » L’attraction comme piège fantasmé et le danger comme moteur d’une sensualité sans limite. Pour l’époque flower-power, lourdement chargée de parfums psychédéliques, le narrateur québécois est un curieux prototype de Mathusalem littéraire: il a alors déjà 33 ans, un âge qui résonne… D’emblée, le public accroche à Suzanne et aux autres emblèmes de cette première confession folk dénudée (Sisters Of Mercy, So long, Marianne) où la guitare ressemble plus au clapotis d’une île déserte qu’à un instrument conquérant. C’est de l’acoustique bio avant la lettre, nappée de mélodies intimes.

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Le public, donc, est hypnotisé par cette voix morphinomane d’un type qu’on imagine flibustier de virées nocturnes, pêcheur d’âmes et de corps désirables, plus troubles que la norme. La notion de contrebande définit singulièrement bien Leonard, fils de classe moyenne canadienne anglophone, qui perd son père alors qu’il n’a que 9 ans. D’emblée, il trouve dans sa propre existence un signe avant-coureur de messianisme: « Je pensais que j’étais un descendant d’Aaron, le grand prêtre »,confessera-t-il plus tard. La religion, la spiritualité, au même titre que l’amour, le sexe, la dépression, le pouvoir, la méditation, la judéité, traversent l’univers de Cohen, qui va en tirer une bouillante légende de dark prophète. Un contre-emploi partiel: dans la vie, ce bon vivant notoire est la star la plus authentiquement charmante et non théâtrale rencontrée en 30 ans d’interviews tout-terrain.

Doucement les basses

Impressionné par les travaux littéraires d’Henry Miller et de Federico Garcia Lorca -il baptisera sa fille Lorca-, Cohen étudie à l’Université McGill de Montréal puis à Columbia, New York. Son premier recueil de poèmes (Let Us Compare Mythologies) est publié en 1956, alors qu’il est encore étudiant mais c’est le Beautiful losers de 1966 qui établit son style: Cohen, c’est Casanova dans le texte et en dehors. Une nature bifide qui multiplie les conquêtes féminines mais adopte aussi la réclusion comme second sexe: dans les sixties, sous la permanente bleue d’Hydra (Grèce), au cours des années 90, dans un monastère zen californien où il est ordonné moine bouddhiste sous le nom de Jikan (silence en français)… Il y taille des textes qui ont la gravité fervente des monolithes bibliques, mais toujours sertis de vie, d’humour, de distanciation, au diapason des musiques. Celles-là résonnent volontiers d’un spleen judéo-central illustré par des marées d’écume vocale, influencées par le gospel. D’ailleurs, Cohen tombe amoureux de ses choristes et avance comme l’océan: de plus en plus profond.

Ses orchestrations s’épaississent avec l’âge, sa voix se met à fréquenter les basses, espaces sous-marins de l’émotion suprême. Aux sixties littéraires succèdent des années 70 plus pop star. Le climax est atteint en 1977 lorsque Cohen a l’idée incongrue de faire produire et coécrire son album Death Of A Ladies’ Man par Phil Spector. Ce dernier, fidèle à sa légende monomaniaque (1), kidnappe le disque pour l’asservir à son propre mur du son, mix un rien indigeste d’orchestrations jazzo-funky-rock envahissantes. Les fans en font une mauvaise crotte, tout comme Cohen, groggy du procédé, démentant à peine que le farouche producteur l’a aussi tenu en joue à l’un ou l’autre moment d’intense excitation…

Hallelujah

Ce qui sauve Cohen de la vulgarisation ou des errements musicaux (cf. les synthés abusifs de Various Positions en1985), c’est bien sûr la qualité minérale des chansons, bilboquets inusables, miroirs à fantasmes d’essence transgénérationnelle. Contrairement à d’autres étoiles fameuses (Prince), Cohen ne tombe pas en raque d’inspiration après une décennie, et évite l’auto-parodie. Il livre donc son plus grand classique 17 ans après ses débuts discographiques: on est en 1984 et au commencement, Hallelujah ne fait aucun bruit sauf peut-être celui d’un flop magistral. Morceau initialement refusé par Columbia (…), il va pourtant muter et conquérir de nouveaux publics avec les versions de John Cale et Jeff Buckley, recréations distinguées parmi les 200 reprises existantes.

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Cale explique qu’en demandant à Cohen la copie des paroles, il reçoit 15 pages de fax: Hallelujah est un vaste champ sémantique où le thème biblique croise celui du rapport charnel. Sans aucun doute l’une des plus fortes chansons jamais écrites sur les stigmates de la possession et de la séduction. On baise et on prie: Cale fait son marché dans le stupre spirituel et sort sa lumineuse interprétation voix/ piano. C’est beau comme un cunnilingus gelé sur Montréal. Sur son premier et décisif album de 1994, Buckley transforme le même glacis en sommet à gravir: sa performance vocale yodelante impressionne durablement. Une compilation de 1991 des Inrockuptibles (I’m Your Fan) révèle l’interprétation de Cale mais aussi tout un répertoire coheniste repris par ce qui constitue alors la jeunesse flamboyante du rock. R.E.M., Ian McCulloch, James, Pixies, The House Of Love, Murat (en français…) pondent un hommage sincère et habité au maître du zen-salace poétique. Nick Cave, qui s’y connaît en bondieuseries transcendées, revisite Tower Of Song, où Cohen interroge le fantôme de Hank Williams sans que celui-ci ne daigne répondre… C’est aussi fort que l’inattendu retour scénique forgé par la pension volée! Après le Cactus Festival et les 2 Forest National (2008), le Sportpaleis anversois (2009), les 3 concerts aoûtiens de Gand affichaient déjà complets avant que quelques centaines de places supplémentaires ne soient remises en vente fin juillet. Vingt-quatre milles personnes auront donc payé de 59 à 96 euros pour assister à la venue de ce drôle de messie, juif comme l’autre, mais qui n’a visiblement aucune envie d’être crucifié. Le (Saint-)Esprit est là, et celui du compte en banque également. Leonard, t’es trop fort.

Philippe Cornet


(1) Spector est en prison jusqu’en 2027 pour le meurtre de l’actrice Lana Clarkson commis en février 2003.

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