Boris Vian en Pléiade, chronique d’un sacre presque raté

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La Pléiade adoube l’auteur fantasque de « L’Ecume des jours ». Cette reconnaissance aurait comblé le saltimbanque mais elle a pris de longues années. On n’entre pas au panthéon des lettres comme dans un club de Saint-Germain-des-Prés…

Un « zazou » dans la Pléiade? Quelle hérésie!, penseront certains… Mais le talent de Boris Vian rallie suffisamment de suffrages pour applaudir la parution de ses oeuvres complètes dans la prestigieuse collection (deux tomes qui réunissent romans, nouvelles et scénarios, ainsi qu’un choix d’articles, de chroniques, de conférences et de textes pataphysiques).

Un demi-siècle après sa mort prématurée, le 23 juin 1959, à l’âge de 39 ans, l’auteur de J’irai cracher sur vos tombes n’aurait certainement pas craché sur une stèle pareille, qui le fait côtoyer ses écrivains de prédilection au panthéon des lettres, de Proust à Jarry, de Kafka à Marcel Aymé. La Pléiade, c’est du lourd! C’est lent, aussi, et souvent compliqué…

Il y a cinq ans, Gallimard, son éditeur historique, et sa veuve, Ursula Vian-Kübler (décédée en janvier dernier), signent le contrat de cette édition tant attendue. Nombreux sont les proches et les admirateurs de l’écrivain « jazzologue » à appeler de leurs voeux une telle consécration. A commencer par l’éditeur Christian Bourgois, l’un de ceux qui avaient réédité L’Ecume des jours en 10/18, lui assurant un succès posthume phénoménal: plus de 2 millions d’exemplaires vendus, 100.000 encore chaque année.

C’est que les romans de Vian n’ont jamais trouvé, de son vivant, les faveurs du public. Seuls ses polars, signés Vernon Sullivan, dont J’irai cracher sur vos tombes, paru en 1946, feront un carton, et aussi scandale. Mais l’homme à la trompinette veut être reconnu sous son vrai nom: « Je serai content quand on dira au téléphone V comme Vian ». L’ultime échec de L’Arrache-coeur, en 1953, le désespère et le fait renoncer à la fiction.

« Pendant des années et des années, Christian Bourgois a insisté auprès d’Antoine Gallimard pour que Vian entre en Pléiade », souligne Nicole Bertolt, représentante attitrée de la cohérie Vian, qui regroupe ses ayants droit, Michelle Léglise, sa première épouse, son fils aîné, Patrick Vian, et M. d’Déé, président de la Fond’action Boris-Vian. Gallimard traîne des pieds. Pourquoi?

D’abord, sans doute, à cause d’un vieux contentieux de 1946: avant même d’être publié, L’Ecume des jours semble bien parti pour décrocher le prix de la Pléiade, distinction Gallimard par excellence, puisque tous ses jurés sont des auteurs maison. Emballé par le manuscrit, Raymond Queneau assure au jeune auteur que c’est dans la poche. Jean-Paul Sartre, lui aussi membre du jury, est également séduit par le livre qui le ridiculise pourtant sous les traits de Jean-Sol Partre.

Las! Les « anti » (Jean Paulhan, qui a retourné sa veste, André Malraux, Camus, notamment) l’emportent, et le prix revient à un recueil de poèmes du vieil abbé Jean Grosjean. Vian est terriblement déçu, effondré. « Il enrage. Le prix lui avait été promis! Sa confiance en lui est provisoirement meurtrie », écrit Philippe Boggio dans sa biographie parue en 1993 (le Livre de poche). Le roman est tout de même publié en 1947, et fait un flop. Gallimard, sur les conseils de Jean-Jacques Pauvert, qui commence à rééditer les oeuvres complètes de l’auteur de L’Herbe rouge chez Fayard à partir de 1963, cédera volontiers les droits à sa veuve. « La maison Gallimard m’a même demandé comme un service de la débarrasser du stock d’invendus qui lui restaient sur les bras », rappelait Pauvert au magazine Lire en avril 2009.

Même son de cloche de la part de François Caradec, grand ami de Vian, qu’il a connu à la fin de sa vie via le Collège de pataphysique et dont Flammarion publie un formidable recueil de textes: dans un chapitre intitulé « Comment fut sauvée l’oeuvre de Boris Vian », les éditions Gallimard n’ont pas vraiment le beau rôle. Reste que ce sont elles qui mettent le projet en oeuvre, en juillet 2005. Sur l’insistance d’Ursula Vian-Kübler, il est stipulé dans le contrat que la préface en sera confiée à François Caradec, inlassable artisan de la réhabilitation des écrits de Vian. Gallimard accepte. Mais Caradec, notoirement tatillon, et pour le principe, exige un contrat spécifique.

Les mois, les années passent, il ne reçoit rien. Ne demande rien non plus. Ursula Vian-Kübler finit par relancer Antoine Gallimard, qui tarde à réagir. Très malade, François Caradec décède le 13 novembre 2008.

Ursula Vian-Kübler propose alors le nom de Jean-Jacques Pauvert. Refus poli d’Antoine Gallimard: confier cette préface à un éditeur est une mauvaise idée. « En vérité, Pauvert posait problème pour avoir révélé comment Gallimard s’était débarrassé de L’Ecume des jours« , analyse Nicole Bertolt. Or, entre-temps, Caroline Caradec découvre que son défunt mari avait bel et bien écrit un texte très court, avec cette mention annotée au crayon: « Prêt pour la Pléiade ».

Dans une lettre du 23 juillet 2009, Ursula Vian-Kübler s’empresse d’informer Antoine Gallimard de l’existence de cette préface, qu’elle estime « évident » de voir figurer « en tête de volume comme convenu initialement », et lui enjoint de se la procurer auprès de Caroline Caradec et de « traiter avec elle l’aspect contractuel de la collaboration posthume de François Caradec ». Interrogé par nos soins, le directeur de la Pléiade, Hugues Pradier, répond: « Ces deux pages ne nous ont jamais été remises. Nous n’avons pas fait de démarche pour les obtenir. Il suffit d’ouvrir l’un de nos volumes pour constater ce qu’est une préface destinée à la Pléiade. »

Nicole Bertolt a le sentiment que les éditeurs de cette Pléiade ont quelque peu snobé la cohérie Boris Vian, même si Christelle Gonzalo, son assistante, et le jeune libraire François Roulmann ont été associés au projet à sa demande. Mais comment des « saltimbanques » et des professionnels, comment un groupe mû par l’affectivité et une maison d’édition confrontée à des exigences techniques et commerciales pourraient-ils trouver un terrain d’entente? Le choc des cultures est trop fort.

Et Boris Vian lui-même, par ses contradictions, n’a rien fait pour l’atténuer. Comme l’écrit Marc Lapprand dans son introduction: « Voulant par-dessus tout entrer dans le monde littéraire, de préférence par la grande porte (Gallimard, le prix de la Pléiade) » et « auteur d’une oeuvre qui reste résolument en deçà de ce monde « officiel » de la littérature dans ce qu’il a de plus sérieux et intellectuel », Vian « assume une position délicate, voire intenable ».

Boris Vian, Oeuvres romanesques complètes, Gallimard/La Pléiade. 1376 et 1392 pages.

Delphine Peras

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