Laurent Raphaël

L’édito: Produits de synthèse

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« Contrairement aux tauliers du rap qu’Eddy de Pretto écoutait au pied de son immeuble quand il rêvait déjà d’évasion, lui s’est débarrassé des clichés identitaires qui étaient autant un serment qu’un corset pour les aînés. Il a dissous le cube de rap racaille dans un bouillon de culture améliorée. »

Botanique, 22 février dernier. Sur la scène de la Rotonde, Eddy de Pretto régale le public sous un feu roulant de chansons sous perfusion autobiographique tirées de son premier album à sortir le 2 mars (lire son interview). Un set carré, nerveux, engagé, hybride, insolent, inclassable, sorte d’orgie verbale mêlant urgence hip-hop et poésie percussive à la Nougaro. Peu bavard entre les morceaux, le jeune homme à la dégaine improbable finit quand même par lancer: « Est-ce qu’il y a des gars de la banlieue ici? » Tout le monde se regarde, des cris fusent même si chacun sent bien qu’il ne pense pas à Lasne ou à Genval quand il pose cette question, lui qui a grandi avec sa mère dans une cité dortoir bétonnée de Créteil, ville satellite de Paris. Il s’approche d’une fille au premier rang qui a levé les bras plus haut que les autres pour lui demander le nom de son ghetto. Et la fille de répondre: « Evere. » « Cette chanson est dédiée à ceux qui viennent d’Evere!« , enchaîne aussi sec le crooner urbain avant de matraquer Beaulieue, hommage doux-amer à ce quartier qu’il a quitté pour les beaux yeux de Paris, mais dont il garde la nostalgie malgré son lot de frustrations et d’emmerdes: « Tu es belle, immense, diverse/Colérique, éclectique, tatouée de nique/Tu parles fort, polémique et crée panique/Tu es violente, sans pitié, crie au PD. »

Personne n’a expliqué au blondinet que Bruxelles est construite à l’envers. Ses zones sinistrées, la capitale les porte agrafées près du coeur, sur le modèle des villes américaines, et non reléguées à la périphérie comme à Paris, Londres ou Madrid. Cocasse, cette tranche de surréalisme géographique impromptue -désormais, pour au moins un Parisien, Evere est donc le Sarcelles du plat pays- va comme un gant à cet artiste qui a assis sa singularité sur l’absence de marquage au sol. Contrairement aux tauliers du rap qu’il écoutait au pied de son immeuble quand il rêvait déjà d’évasion, lui s’est débarrassé des clichés identitaires qui étaient autant un serment qu’un corset pour les aînés. Il a dissous le cube de rap racaille dans un bouillon de culture améliorée.

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Le fruit d’une double éducation musicale d’abord: Booba, Rohf ou Diam’s dans la rue, Brel, Piaf ou Nougaro dans le salon. Et puis surtout, contrairement aux acteurs ghettoisés de la première vague hip-hop, le petit Eddy n’a pas baigné dans son jus provincial. Il a eu droit à un collège privé qui lui a ouvert d’autres horizons. S’il est singulier dans son non-genre (physique incertain d’ado, homosexualité assumée, textes crus passant à la moulinette la virilité, la famille ou les rencontres sur Tinder), le Kid ressemble à tous ces petits malins de la nouvelle scène francophone qui mangent à tous les râteliers artistiques. Les Orelsan, Lomepal (lire notre interview) ou Roméo Elvis qui surfent sur un mal-être persistant mais dont le rayonnement ne se limite plus aux frontières étriquées de leur zone sensible. Leur spleen (Orelsan annonce que La fête est finie et Eddy de Pretto parle de La fête de trop) résonne avec la galère affective et sociale d’une jeunesse en mal d’idéaux. Enfants de la classe moyenne reléguée aux confins de la galaxie, ils appartiennent à cette sous-culture qui avait jusque-là le choix entre de l’électro de kermesse et de la variétoche en conserve. Le pendant littéraire de cette renaissance, ce sont les David Lopez (Fief), Simon Johannin (L’été des charognes) ou Édouard Louis (En finir avec Eddy Bellegueule) qui ont donné une visibilité plus ou moins flatteuse à cet entre-deux sociologique dont personne ne parlait. Ces alchimistes 2.0 transforment le plomb de la beaufitude suburbaine en or musical et littéraire non sectaire. L’humour, l’absurde ou les mots compliqués ont d’ailleurs droit de cité chez ces chamanes geeks désenchantés.

Ces chevaux de Troie ont fait entrer le rap dans toutes les familles respectables. Il faut dire qu’avec leurs airs d’ados innocents, et même si leurs rimes sentent parfois le soufre, ils sont moins flippants que les teignes de NTM, qui portaient leur haine en bandoulière. Le « système » leur a d’ailleurs accordé d’emblée le strapontin qu’il a longtemps refusé à leurs modèles -avec lesquels la plupart sont d’ailleurs en cheville côté production-, longtemps cantonnés aux marges de la bande FM. Plus rien ne semble arrêter ces millennials décomplexés au parler vrai qui dynamitent toutes les cases et les conventions. Voilà pourquoi vos enfants en raffolent. Et que vous prenez sans doute un certain plaisir à les écouter tordre les mots sur des sonorités qui vous rappellent -déjà- votre jeunesse.

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