Colores del Mundo à séchage lent, c’est Saint-Gilles au printemps!

Ce week-end pouvait se résumer ainsi: une météo ébouriffante et une offre noctambule sans le moindre intérêt. Logique, notre chroniqueur a donc joué à l’envoyé spécial sur une terrasse saint-gilloise. Sortie de route, track 24.

Durant une bonne douzaine d’années, j’ai habité les alentours du Parvis de Saint-Gilles. Je suis arrivé là vers 1994 et tout le coin me semblait vraiment sauvage, me donnait l’impression d’un endroit où il se passait « des trucs ». Dans les rues, très sales, on croisait des gueules bien burinées, des laiderons à la sexualité outrancière, des toxicomanes en train de prendre racine. Lors de mon premier spaghetti dévoré en terrasse du Café de l’Union, une épave humaine m’a proposé de me verser une portion d’héroïne directement sur le fromage, en m’agitant le pacson au-dessus de l’assiette. Les gens étaient marqués, marqués par la pauvreté, les soucis, la mauvaise drogue, la Cara Pils et la vodka à 300 balles; cette (peu) fameuse Zaranoff dont on retrouvait chaque nuit des cadavres de bouteilles sur tout le périmètre. J’ai d’abord partagé un appartement Rue de Moscou, avec un étudiant en sciences sociales. Le voisin de palier faisait partie de l’ASBL Bulex et sa copine, française, était du genre à s’habiller sur les brocantes et à refuser de voir les films américains. Nos voisines du dessus suivaient un stage à la Commission Européenne. Il y avait encore aux étages un vieux type odorant qui ne sortait presque jamais de chez lui et un couple hispanique qui semblait essentiellement vivre de « trucs tombés du camion ». Tous, picolions ferme et tous, fréquentions avec assiduité les bistrots du coin, l’Union et le Verschueren en têtes, avant de chacun tracer sa propre route noctambule: Fuse pour nous, pubs de Schumann et bars à salsa pour les stagiaires, boîtes à prolos de la Rue Haute pour le couple à demi bandit. M’est depuis toujours restée l’idée que meilleur cliché sur Saint-Gilles que ce polaroïd locatif, on ne pouvait pas trouver.

J’ai déménagé pour Ixelles en 2007, après avoir encore vécu chez un négrier qui calait du Polonais en séjour illégal jusque dans ses placards à balais ainsi que dans un immeuble qui, paraît-il, avait jadis été le siège social d’une secte fornicatrice qui zigouillait dans la cave des petits mammifères à la gloire de Satan. J’ai eu ce besoin de partir parce qu’il me fallait un air neuf, que j’en avais assez de chaque jour croiser les mêmes têtes de Deschiens avec leurs mêmes problèmes de Deschiens. J’étais fatigué de ce décor de bohème et de misère parce que tout le monde, artistes comme commerçants, semi-clochards comme bobos, me semblait y stagner, tenir chaque jour la même conversation cousue de fil blanc, faite de rêves de retraites pépères au soleil ou de projets de concerts validés par Arts & Vie. Cela n’avait rien de sauvage, rien de flamboyant et il ne se passait au fond pas grand-chose en ces lieux même si 2007, c’est pour beaucoup le moment où la boboïsation a donné un gros coup de frais au quartier, qui aurait alors commencé à radicalement évoluer.

C’est vrai, les bistrots sont aujourd’hui plus propres et mieux tenus. Au profit d’une poignée de fourgueurs de bagels et de thés verts ont aussi disparu les revendeurs de brosses à chiottes à 50 cents et de pare-soleils pour voitures avec des dragons dessus. Je n’ai cela dit pas l’impression d’une gentryfication radicale qui serait comparable à celle de St Géry, passé de chancre à place-to-be en un clin d’oeil, ce dont certains vieux croûtons du cru se plaignent pourtant. Déjà, les bobos ont toujours été là. Ils étaient juste plus jeunes, encore englués à l’université. Ils attendaient l’invention de la poussette à trois roues et de la toilette sèche, n’avaient pas encore d’infâmes moutards à pavaner dans les rues mais c’étaient déjà les mêmes ou presque, avec leurs sweats sous leurs velours côtelés et leurs mentalités de grands humanistes capables de tenter de raisonner un pilote du 11 septembre plutôt que de lui arracher la jugulaire à la fourchette en plastique.

Ce week-end de printemps 2012, au soleil du Parvis et comme chaque beau jour passé là depuis 1994, j’ai vu des Kabyles qui tiraient sur des cigarettes au sapin magique et du poum poum short méditerranéen qui aurait tout à gagner de suivre les conseils du Docteur Dukan. Des bobonnes en anorak coiffées comme Ulrike Meinhof, des sosies d’Angelo Branduardi en marinières, des Natalie Portman de l’école Lassad en total-look Ronald Mc Donald. Ca causait météo et Mélenchon, projets perso et shopping vert. C’était ennuyeux à écouter, toujours cette même vieille rengaine. Le Parvis de Saint-Gilles boboïsé, me suis-je alors dit, c’est en fait comme un vieil appartement bien rénové, avec poutres apparentes et murs tartinés Colores del Mundo mais où subsisteraient néanmoins le poster Pulp Fiction, le petit sachet d’herbe à fumer caché dans le vieux moulin à café ainsi que sur la table en formica, un assortiment de produits Everyday du Colruyt, par habitude des vaches maigres. Bref, un topo qui chez Audiard donnerait à peu près ceci: « T’en penses quoi de ma nouvelle robe, chéri? » Réponse: « rien, vu que t’as toujours la même gueule. »

Serge Coosemans

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