Laurent Raphaël

Le problème d’Internet, c’est l’embarras du choix

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« Avant, on filtrait et on publiait. Désormais, on publie, puis on filtre », résume le philosophe Yves Michaud.

Quand je vois mon fils de sept ans se morfondre d’ennui au pied de la montagne de jouets accumulés par des parents trop attentionnés, un double sentiment me prend en tenaille. Le premier, voisin de la colère, m’incite presque à l’empoigner pour lui crier: « T’es qu’un enfant pourri gâté! Quand je pense qu’à ton âge, je devais me contenter de trois pauvres Playmobil, et pourtant j’ai tellement joué avec qu’ils en avaient même perdu leur sourire… » N’appelez pas tout de suite le délégué aux droits de l’enfant, cette scène se joue derrière le rideau épais du pur fantasme. Très vite d’ailleurs, la moutarde s’évapore, les nuages noirs s’éloignent, autorisant un début de réflexion amorcé par le jeu des analogies.

Au fond, son inertie ressemble fort à cet état de paralysie que j’éprouve parfois, et même de plus en plus, quand je vais me balader sans but précis dans les allées éclairées aux néons tapageurs du grand bazar Internet. Ecrasé par l’immensité de l’offre, ce supermarché sans frontières, mon esprit se fige en mode survie comme l’escargot se replie dans sa coquille quand il sent le danger l’effleurer. Sauf à vouloir se goinfrer pour pas cher, à trouver son bonheur dans l’infobésité, il est bien difficile de dompter le temps et sa propre volonté dans cet environnement électrique. Ce serait comme demander à une bille de flipper de rester immobile. L’embarras du choix au sens littéral. Avec en prime une vague nausée sartrienne.

Là où se dressait, au risque du conformisme et d’un goût de trop-peu, une poignée de routes menant au savoir et aux loisirs avant la révolution numérique, il y a maintenant des centaines, des milliers, des millions de voies rapides, avec des bretelles dans tous les sens. Le risque est donc grand de se tromper de direction, de multiplier les détours inutiles, de finir dans une impasse, voire dans le mur, même si en chemin, avec un peu de chance, on aura fait quelques rencontres heureuses. « Le problème d’Internet, c’est la profusion », admet Frédéric Martel, qui a fait le tour de la question, dans l’interview qu’il nous a accordée (lire le Focus de ce vendredi 30/5).

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YouTube d’abord, Spotify et Deezer ensuite, Netflix bientôt, déversent sur nos écrans et dans nos enceintes des camions de vidéos, de films et de chansons. Pratique, envoûtante, vertigineuse même que cette matérialisation d’un rêve fou d’avoir à portée de main toute la connaissance du monde, mais à l’épreuve terriblement angoissant. C’est que l’Homme a besoin de repères, de guides, de directives pour se construire comme la garde-robe Ikea a besoin du mode d’emploi pour se matérialiser. À quoi bon avoir à sa disposition la partition de la symphonie n°7 de Chostakovitch si on ne sait pas déchiffrer les notes? L’autodidactisme a ses limites. Autre revers de la médaille: cette utopie horizontale, liquide, entretient une forme de relativisme potentiellement toxique qui met sur le même plan les pitreries d’un faux savant et les conférences d’un Prix Nobel. « Avant, on filtrait et on publiait. Désormais, on publie, puis on filtre », résume le philosophe Yves Michaud dans un abécédaire, Narcisse et ses avatars, publié chez Grasset.

On ne sera donc pas surpris si après cette phase d’expansion euphorique, l’univers virtuel fasse marche arrière. Les gardiens du temple eux-mêmes, anticipant sans doute le désarroi, commencent à ériger des digues pour limiter l’océan, et ainsi lui redonner un semblant de sens. C’est Facebook qui revoit ses règles de confidentialité à la hausse pour que tout ce que publie un membre de la communauté ne soit pas automatiquement rendu public mais cantonné au cercle des « amis ». C’est Spotify qui développe des radios thématiques par genre musical. On va entrer dans l’ère du filtrage.

Morale annexe de l’histoire: demain, quand Émile se réveillera, la succursale de La Grande Récré aura disparu. À la place, il ne trouvera plus que… trois Playmobil avec un beau sourire tout neuf!

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