Auteur de mémorables tragédies familiales en forme de films noirs, James Gray signe, avec Two Lovers, un drame intime de toute beauté. Rencontre avec un cinéaste essentiel.

Découvert, il y a une dizaine d’années, à la faveur de Little Odessa, James Gray imposait un ton on ne peut plus personnel, signant là une suffocante tragédie familiale sur arrière-plan de film noir. De The Yards à We Own the Night, le ci- néaste new-yorkais allait imposer sa griffe, à la fois moderne et classique, non sans amener le polar sur le terrain, plus vertigineux encore, des béances de l’âme humaine. Two Lovers, son dernier film, apparaît en un sens comme le prolongement des premiers, plaçant son protagoniste central – Joaquin Phoenix, acteur fétiche du réalisateur – face au dilemme essentiel de son existence, en même temps qu’il le confronte au poids de l’entreprise familiale.

Evolution sensible, toutefois: Gray fait ici l’économie d’un contexte criminel; comme si tout, désormais, dans son cinéma tendait vers l’épure. On le retrouve, détendu, dans un hôtel voisin des Champs Elysées, où il s’est posé pour quelques jours à l’invitation du Forum des Images. Installé dans un canapé, le longiligne James Gray a l’écoute attentive et le verbe précis, disséquant son £uvre et plus encore.

Focus: Two Lovers s’écarte sensiblement de vos films précédents, et traite essentiellement de l’amour. Qu’est-ce qui vous y a conduit?

James Gray: les éléments de genre de mes films précédents m’intéressaient beaucoup moins que la vie émotionnelle des personnages. Après We Own the Night, j’ai eu l’opportunité de faire un film qui soit vierge de tout genre. Je suis marié, j’ai de jeunes enfants, mais la dimension insondable du désir m’apparaît mieux que jamais. J’éprouve un désir très fort pour ma femme, et j’en suis plus cons- cient que le jour de notre mariage, mais mon désir pour d’autres n’a pas nécessairement décliné. Tout en étant fidèle, le désir, et son étrangeté, demeurent. C’est cette nouvelle phase de ma vie, je pense, qui m’a amené à penser à ce sujet.

Le film a-t-il eu un déclencheur précis?

Oui. J’ai relu Nuits blanches, la nouvelle de Dostoïevski qu’avait adaptée Visconti, et dont s’est inspiré Bresson pour Les quatre nuits d’un rêveur. C’est une magnifique nouvelle sur une personne remplie de désir. La psychose du personnage n’est jamais qu’une exagération de notre folie lorsque nous sommes amoureux. On fait et dit des choses stupides lorsqu’on est amoureux, ce que traite en général le cinéma par le biais de la comédie romantique, par opposition au drame. Je voulais faire quelque chose de doux-amer. La vie est compliquée, et un même incident peut receler beauté et tristesse. Mon ambition était donc de faire quelque chose de complexe et d’ambigu.

Considérez-vous que Two Lovers soit, en quelque sorte, le miroir de We Own the Night?

We Own the Night est un film dont je me sens très proche, mais la perception qu’en ont eue certains est tellement éloignée de mes intentions que je me demande parfois si je ne me suis pas fourvoyé. J’ai toujours conçu ce film comme parlant d’une personne dont les rêves et les espoirs étaient changés et ruinés par la pression de la famille et de la société. C’est un film assez négatif, mais certains y ont vu un film pro-police, ce qu’il n’est absolument pas. Two Lovers en est semblable, en ce sens qu’il s’agit de deux films parlant de personnes aux prises avec des entraves d’ordre culturel et idéologique, des gens éprouvant des difficultés à sortir de leur monde. C’est la similitude la plus évidente. Les Etats-Unis sont régis par le concept idéologique dominant de la mobilité sociale et de classe. On considère que si l’on travaille dur et que l’on respecte les règles, on peut devenir un nouveau Bill Gates. Il est important, pour moi, de montrer que ce n’est pas toujours vrai, et qu’il y a une autre face aux choses.

La famille est, une fois encore, au c£ur de votre propos. Qu’est-ce qui vous y ramène toujours?

C’est à la fois l’élément fondamental de toute relation humaine, et une façon commode de toucher au mythe. La première personne que l’on rencontre est sa mère, et îdipe est sans doute le mythe le plus important de la psyché humaine. C’est un drame familial et, partant, quelque chose à quoi tout le monde peut se rattacher. La vie de famille a toujours été très importante pour moi, et elle est aussi, intrinsèquement, complexe. On trouve, dans les familles, de profondes douleurs et de grands amours dans des proportions égales – c’est une contradiction dramatique et intéressante.

Vous avez mentionné Visconti et Bresson. Il est par ailleurs difficile de ne pas penser à Rear Window si l’on regarde Two Lovers. Dans quelle mesure s’inscrire dans l’histoire du cinéma fait-il partie du processus créatif?

C’est une large composante du processus. J’ai un jour voulu remercier Francis Coppola pour les emprunts que je lui avais faits. Et il m’a répondu:  » Mais c’est à cela que ça sert, les films sont là pour cela.  » C’est une idée merveilleuse. Francis a emprunté à Visconti pour The Godfather, et à Aguirre de Herzog, pour Apocalypse Now. Tous les cinéastes, et tous les artistes procèdent de la sorte. Je trouve cela important, pour un film, non pas de voler, mais de s’inscrire dans une continuité. Oublier complètement les autres films ne serait rien d’autre que se mentir, ils sont toujours présents, inconsciemment. Même pour 2001, qui a l’air tellement singulier et original, Stanley Kubrick a beaucoup emprunté au mouvement d’avant-garde du début des années 60; il a, à l’évidence, vu Allures de Jordan Belson. En ce qui me concerne, le processus est tout à fait conscient: pour Two Lovers, j’ai montré à l’équipe Rear Window et Vertigo, de même que Brève histoire d’amour de Kieslowski, et Le conformiste de Bertolucci.

Vos films ont une saveur à la fois moderne et classique. Avez-vous parfois le sentiment de nager à contre-courant?

Oui, souvent. Pas tant au niveau de la réception critique immédiate, que l’on ne peut de toute façon pas contrôler. Mais je suis habité par le sentiment que faire des films avec une sorte de structure classique est un art qui se meurt. Aux Etats-Unis, on ne jure plus que par deux extrêmes: d’une part, de très gros films de studios, reposant de moins en moins sur la narration, et de plus en plus sur des plaisirs sensationnels – immenses poursuites de voitures, effets spéciaux énormes, héros de BD. Et, d’autre part, le mouvement des films indépendants, très petits, se concentrant sur l’expérimentation formelle. Vouloir toucher le public émotionnellement est presque considéré comme une proposition vulgaire et arriérée. Donc, essayer comme moi de faire des films s’appuyant sur une narration, et où l’expérimentation éventuelle est circonscrite au sein d’une structure classique, n’est pas particulièrement en vogue. Lorsque je travaille à un scénario, j’y pense virtuellement chaque jour. Mais comme ce n’est pas productif, j’essaye de l’oublier. J’ai lu que Mendelssohn avait dû réintroduire Bach en Allemagne – il n’était plus en faveur. Penser que le plus grand génie musical de tous les temps, aux côtés peut-être de Lennon et McCartney, ait pu passer de mode, c’est à la fois tellement fou, et tellement vrai. C’est effrayant.

Essayez-vous encore de faire revenir Joaquin Phoenix sur sa décision de prendre sa retraite d’acteur?

Je vais y arriver. Il est juste fatigué de s’être beaucoup donné pour Two Lovers. Parfois, j’arrivais sur le plateau, et il était là, dans un coin, en larmes. Je lui demandais ce qui se passait, et il me répondait:  » Va-t-en, je me prépare pour la journée.  » Cela se produisait pour ainsi dire chaque jour, et il est épuisé. Mais je vais le convaincre de sortir de sa retraite.

Entretien Jean-François Pluijgers, à Paris

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