Avignon 2012: l’illusion et le réel

© Imageglobe/Gérard Julien
Nurten Aka
Nurten Aka Journaliste scènes

Kentridge peine à conter le Temps, Simon McBurney uppercute une réflexion sur la compassion, Cherkaoui chorégraphie un Puz/zle mièvre. A Avignon, on sue, on souffre, on s’énerve, s’émerveille, on s’éveille.

Au Festival d’Avignon, ce n’est pas « pogo dans la boue » mais « scotché dans la sueur ». Faut donc aimer s’asseoir dans la sueur étouffante de son voisin… C’est qu’on marche toute la journée, d’un lieu à l’autre, dans les rues bondées où les artistes du Off -costumés en tout et n’importe quoi- tentent de vous entraîner dans un de leurs 1000 spectacles où le bon Off est noyé par des titres nazes: Amours et chipolatas, Geisha Samouraï, Full Métal Molière, Lesbienne invisible, Cravate Club, Banane américaine, etc. Sauve qui peut.

Le In, lui, est pensé et pesé. Une quarantaine de spectacles, quelques expos, quelques rencontres politiques, esthétiques. Sa 66e édition, dirigée par le duo Archambault/Baudriller associe l’univers d’un artiste de renom pour fignoler sa programmation. Cette année, le théâtre joue de l’illusion pour esquisser notre époque. Raconteur d’histoires, McBurney en est le fer de lance.

Théâtre épique et vidéo

Artiste associé, ce metteur en scène britannique -star méconnue en Belgique- travaille par « le muscle de l’imagination ». Résultat: impossible de ne pas être séduit par sa virtuose mise en scène du roman complexe Le Maître et Marguerite de Boulgakov, 3h d’un entrelacs de récits pour une allégorie politique. En gros: le Diable débarque à Moscou foutant le bordel chez les apparatchiks (littéraires). En miroir parallèle, on passe à Jérusalem où à regret Ponce Pilate condamne Jésus. On refile à Moscou dans un asile où est interné un écrivain, le Maître, dont l’amante, Marguerite, tente de l’en sortir, pactisant avec le diable. Dit comme ça, nous, on se casse. Le bien, le mal, version Satan et Dieu, ce n’est plus notre tasse de thé, le fantastique non plus. Et pourtant, ça tourne. McBurney captive en fluidité et découpage lumineux, en projections vidéo, en excellents interprètes, avec quelques chaises, un lit, une table, un peu de rock… point barre. L’allégorie politique se dessine en coups de théâtre et effets spéciaux. Illusions. La façade du Palais des papes se fissure et s’écroule pierre par pierre comme une fin du monde sur un nouvel espace sidéral. Ailleurs, une tête décapitée se fait en un clin d’oeil, au tranchant d’une tête de pastèque dont l’éclat sanguinaire entache violement la façade qui en verra d’autres: Christ crucifié, Marguerite volante, Staline indéboulonnable, carte satellite genre Google Earth pour nous déplacer dans la géographie des lieux. Astucieux et bien foutu comme ce trompe l’oeil qui répercute les tronches des 2000 spectateurs présents à qui le Diable balance: « vos vies matérielles se sont améliorées, mais avez-vous changé à l’intérieur? » ou encore, dans l’ironie « La compassion, aujourd’hui, vous ne pouvez pas trouver un autre sujet? » McBurney joue du propos et du burlesque avec brio… Tim Burton aurait dû venir.

La Négation du temps

Autre projet costaud. La nouvelle création du Sud-Africain William Kentridge (peintre, dessinateur, virtuose du film d’animation), qui s’attaque au Temps (universel, relatif, trou noir, colonial…), armé pour cela de ses nombreuses discussions avec un physicien. A la Documenta de Kassel, il propose une installation à Avignon, un opéra de chambre, dans un style « constructiviste russe », avec un décor en cartes d’atlas, chiffres et lettres, machines bizarres, métronomes géants, porte-voix sur roues de vélos. L’artiste est sur scène, texte en main dans une espèce de conférence assez gnan-gnan sur le Temps, genre « l’Homme est une horloge parlante et respirante » ou « nos actions n’ont qu’une idée: ralentir notre horloge ». Le texte ne tient pas la route. On passe sur son côté « savant », on s’attarde sur ses anecdotes perso. On reste séduit par son trio de chanteuses, sa danseuse, son orchestre contemporain aux sonorités africaines. Livret bancal, visuel séduisant. Dommage: le temps est un beau sujet.

Puz/zle

La déception vient de la nouvelle création du chorégraphe anversois Sidi Larbi Cherkaoui: Puz/zle, méga production européenne réunissant la Grande Bretagne, l’Italie, l’Allemagne, le Luxembourg, la France… et donc méga tournée, et donc scénographie adaptable même si Puz/zle se dit être inspiré par la carrière Boulbon, brute de pierre pour une chorégraphie minérale et ses interrogations spirituelles sur l’ordre et le chaos, l’unité dans la diversité (et vice-versa), où tout est mouvement, puzzle humain dans le chaos du monde, etc. Onze danseurs et une musique live qui réunit la polyphonie corse aux chants d’une Libanaise, en passant par un flûtiste japonais. Ces excellents musiciens et chanteurs sont en relief, haut, dans la roche de la carrière: ça le fait, évidement. Au sol, l’émotion retombe. La scène ressemble à une salle, préfabriquée pour une tournée. L’inspiration du lieu est sensée être dans la pierre que les danseurs manipulent, cognant le sol, jetant en lapidation, déplaçant/escaladant des blocs empilés, retrouvant une ligne ordonnée, momentanée, avant la dispersion chaotique, des tentatives de rencontres, un appel dans souffle corporel collectif, des trios cellulaires… De quelques rares beaux moments s’entraperçoivent dans ce Puz/zle mièvre et kitsch avec ses « vagues » dansées et blocs lisses de béton-carton! La foule applaudit. Y a pas photo, c’est le succès. Pour nous, c’est « chiqué-chiqué », comme si Cherkaoui, pris dans une création « industrielle », n’avait plus le temps de méditer et murir ses oeuvres.

A Avignon, comme chaque année, on s’emballe pour le meilleur et pour le pire, avec des inconnus, discuter des heures sur un spectacle qu’on a aimé et autant de temps sur un spectacle qu’on a détesté. Ici, la passion se déballe, sans limite, pour parler d’illusion et de réel…

www.festival-avignon.com

Puz/zle du 18 au 21 septembre (sold out et listes d’attente!), du 20 au 29 juin 2013 (la voie est libre!) à deSingel, Anvers. www.desingel.be

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