Laurent Raphaël

Séquence émotion

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’édito de Laurent Raphaël

On a tous besoin de ces micro plaisirs qui mettent un peu de verveine dans un quotidien monté sur ressorts. C’est l’effet « première gorgée de bière » décrit avec des mots de velours côtelé par l’instit Philippe Delerm. Signe des temps incertains, l’auteur du Trottoir au soleil fait des émules, comme Anne-Marie Royer-Pantin (L’art des instants heureux, à paraître fin juin aux éditions de la Martinière), autre comptable de ces petits moments croustillants de l’existence en libre-service: le parfum du chocolat chaud, la caresse de la pluie sur la peau ou la lecture à l’ombre du feuillage d’un arbre. Un peu cliché, un peu mélancolique mais pas totalement faux non plus. La nature a des vertus apaisantes. Du reste, chacun est libre de dresser l’inventaire façon Prévert de ses menus plaisirs. Lesquels peuvent d’ailleurs surgir là où on ne les attend pas.

Tiens, par exemple, l’autre jour, on a eu droit à un de ces enchantements qui vous délivrent des pesanteurs de vous-même en découvrant l’oeuvre de Jeff Wall au Bozar. Le photographe canadien n’était pas un inconnu, sa monographie parue chez Phaidon l’an passé nous faisait régulièrement de l’oeil, mais on restait un peu à quai, appréciant la démarche plus que le résultat, pourtant troublant. Une bonne raison d’aller y voir de plus près, d’autant que l’interview que ce « monument » nous a accordée (voir Focus du 3 juin) justifiait le déplacement. Au pire, on serait conforté dans notre scepticisme. Au mieux… Au mieux, on léviterait, soudain propulsé dans un monde parallèle qui est à la fois un reflet et une réinterprétation du nôtre. Ces scènes banales d’un ado tombant d’un toit, d’un homme faisant mine de tirer ou d’un capharnaüm dans une petite chambre, qui paraissaient apprêtées sur le papier, révélaient subitement leur dimension tragique et existentielle dans leurs habits grands formats rétro-éclairés. En mimant la réalité, ces fragments à la plastique parfaite font basculer nos repères. Tout a l’air vrai au premier regard. Sauf qu’un détail (une porte qui ne mène nulle part, un éclairage qui cloche, une grimace trop appuyée…) introduit à chaque fois une distorsion, un doute.

Devant ces « tableaux photographiques » qui irradient de lumière, on est comme imbibé du mystère de la vie, cette chose fragile et instable. Nourri de peinture (Delacroix, Manet…), de photo (Dan Graham et Walker Evans notamment), de cinéma (Rohmer, Godard, Bergman, etc.), Wall malaxe ces influences, les digère et les réinjecte dans un présent supranaturel. Du coup, chaque image atteint une forme d’universalité presque biblique. Le moindre geste est une serrure dont on cherche la clé. Souvent en vain. Car on ressent plus qu’on ne comprend ce qui se passe. Comme si les « toiles » dialoguaient avec notre inconscient. Jeff Wall le magicien propose une performance, un voyage initiatique dans la culture et la psyché occidentales. Aller simple pour nulle part. Donc partout. Au bout de la vingtaine de caissons (de décompression), on se sent requinqué, prêt à affronter à nouveau ses propres petites compromissions comme la bêtise humaine. Pour quelques jours du moins…

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