Série ville et cinéma (1/7): New York et Taxi Driver

Afficher Série ville et cinéma (1/7): New York sur une carte plus grande

Ample, la musique de Bernard Herrmann inonde l’écran, d’où émerge un taxi, noyé dans un nuage de fumée. Raccord sur le regard de Robert DeNiro, en couleur néons qui aimantent le monde de la nuit new-yorkaise: le générique d’ouverture de Taxi Driver est blindé d’images et de sensations indélébiles, qui inscrivent d’entrée le film dans un espace à part, comme un concentré d’une paranoïa urbaine dont Martin Scorsese a su capter l’essence même.

Quelques années plus tôt, John Cassavetes, à qui il avait montré Boxcar Bertha, n’avait pas masqué son désappointement. « Fais quelque chose qui soit vital pour toi », avait-il conseillé à un Scorsese qui ne se le fit pas dire 2 fois, enchaînant dans la foulée Mean Streets, Alice Doesn’t Live Here Anymore et Taxi Driver -le film qui restitue le mieux, sans doute, ce à quoi ressemblait New York au milieu des années 70, un mélange explosif d’excitation, de danger et de commerces divers, dans une ville ayant, par endroits, des allures d’égout à ciel ouvert. Soit toute cette « vermine » que Travis Bickle/Robert De Niro ne cesse de dénoncer à longueur de monologues solitaires, avant d’entreprendre de la nettoyer.

35 ans après le tournage du film, le premier sentiment qui vient à l’esprit est qu’il n’a été que trop entendu: le New York de cette fin 2010 n’a que fort peu à voir avec celui de 1975. La ville ne s’est pas seulement embourgeoisée, elle a aussi connu un lifting en profondeur qui rend certains endroits emblématiques pratiquement méconnaissables, quand ils n’ont pas été purement et simplement rasés. La balade sur les traces de Taxi Driver prend dès lors rapidement des allures de chasse aux fantômes d’un passé dont ne subsiste que le souvenir.

Ainsi, déjà, lorsqu’on descend la 57e, direction l’Hudson River. C’est là, tout en bas, que se trouvait le garage de taxis où Travis Bickle vient servir son couplet d’insomniaque avant d’entamer ses rondes de nuit, la perspective sur le fleuve étant barrée par un vaste entrepôt on ne peut plus photogénique. Nulle trace ni de l’un ni de l’autre cependant, sacrifiés sur l’autel de la « rénovation » urbaine, au profit l’un d’un chancre attendant que pousse un énième building, l’autre d’une Highway comme il en pullule. Et si la 57e abrite encore la boutique Taxi Techs, le quartier, par une ironie cinglante, semble désormais surtout prisé des concessionnaires et autres réparateurs d’automobiles de luxe. Tout au plus si le bâtiment Artkraft Strauss, désaffecté, mais toujours debout sur le coin, apparaît comme un vestige d’époque…

Revenu sur ses pas, on remonte vers Broadway. Quelques blocs sur la gauche, au croisement de celle-ci et de la 63e, se tenait le QG de campagne de Charles Palantine, le sénateur briguant la présidence, et employant Betsy (Cybill Sheperd), la jeune femme que Travis va poursuivre de ses assiduités. De l’immeuble vitré, et du parapet sur lequel était installé Scorsese himself le temps d’un plan (avant une mémorable scène dans le fond du taxi de Travis), nulle trace: un ensemble plus récent s’y est substitué, qui abrite une banque. On tourne dès lors le dos au Lincoln Center pour redescendre vers Columbus Circle, au coin de Central Park. C’est là, au pied du Maine Monument, qu’est organisé le meeting du politicien, en fin de film. L’endroit est resté tel qu’en l’état, et avec un peu d’imagination, on pourrait se la jouer Robert De Niro, coupe de Mohawk et sourire narquois derrière ses lunettes fumées. On redescend vite sur terre, cependant: à quelques encablures de là, au coin de la 8e et de la 58e, le Charles’ Coffee Shop où Travis emmenait Betsy boire un café, et où elle lui parle de Kris Kristofferson, n’est plus. A sa place, un de ces innombrables Duane Reade qui rythment désormais le pavé new-yorkais au même titre que les Starbucks et autres enseignes fadasses…

Cauchemar paranoïaque

Le changement le plus significatif est encore à venir, cependant: le coeur de Taxi Driver se situe autour de Times Square, que Travis Bickle arpente de nuit comme de jour, au volant de son taxi ou dans des déambulations qui le conduisent au gré de cinémas pornos, cherchant à chasser l’ennui qui l’accapare depuis que le sommeil l’a abandonné. Si le film de Scorsese prend le pouls de cet univers interlope, le New York version 2010 en consacre le deuil définitif -à tel point que l’on pourrait se demander si le monde de Travis a jamais existé ailleurs que dans son cauchemar paranoïaque. Les boutiques de souvenirs le disputent ici aux enseignes passe-partout -inutile d’encore chercher les devantures Adult Movies que l’on trouvait sur la 8e Avenue; quant au Show & Tell Theater, dont Travis tentait mollement de draguer l’ouvreuse, sans doute se dissimule-t-il dans l’un de ses immeubles borgnes que barrent des volets définitivement baissés, en attendant leur prévisible démolition. Le Lyric Theatre, où il emmène Betsy voir un film porno sur la 42e a, pour sa part, bel et bien disparu de l’horizon, détruit au profit du Hilton Theater, accueillant notamment la prochaine production de Spider-Man; fort loin, en tout état de cause, de l’infâmant Swedish Marriage Manual annoncé dans le film de Scorsese.

Le reste est à l’avenant; c’est peu dire que cette partie de la ville a subi une transformation radicale, s’engageant plein pot sur la voie de la respectabilité, mais pas nécessairement du bon goût pour autant… On n’est guère plus heureux alors qu’on se met en quête de la Belmore Cafetaria, rendez-vous nocturne des chauffeurs de taxi qui s’y échangent vannes et histoires plus ou moins fumeuses -voir notamment les récits de Wizard. Mais voilà, au coin de Park Avenue South et de la 28e, c’est désormais un salon de beauté que l’on trouve, comme quoi…

C’est finalement du côté de l’East Village que l’on tombe sur un paysage urbain relativement préservé. Certes, inutile d’encore chercher le Variety auprès duquel Travis croise une première fois la route d’Iris/Jodie Foster. Mais East 13th, où se déroule l’essentiel du climax du film, est encore reconnaissable, en version proprette s’entend. A l’arrière-plan, le Gothic Cabinet est toujours opérationnel; ne reste ensuite qu’à remonter la rue, à partir du 202, au coin de la 3e, où les rooms ont cédé la place à un immeuble anonyme. La maison voisine, au 204, est celle dont le porche abritait Harvey « Sport » Keitel, le mac exploitant Iris. La porte d’entrée a été rénovée, le bleu est devenu brun -lavé du sang versé par Sport après que Travis l’eut abattu en lui crachant un « Suck on this » rageur.

Quelques immeubles plus loin, c’est la maison de passe où opérait Iris, et le théâtre d’un bain de sang définitif, qu’un ravalement de façade, incluant les traditionnelles échelles de secours repeintes de frais, ne suffit pas à effacer de nos mémoires. Un camion de déménagement stationne dans la rue, affichant pour raison sociale The Wizard of Oz, cela ne s’invente pas. On prend donc « the yellow brick road » pour s’éclipser. Un petit crochet par Bowery, et le CBGB, autre lieu mythique du New York seventies, pour constater que le quartier s’est « gentrifié » lui aussi, et l’ex-club punk en particulier, qui vend désormais des fringues vintage hors de prix -c’est Joey Ramone qui doit se retourner dans sa tombe. Destination, dès lors, le St Regis, à quelques dizaines de blocs de là. Soit un témoignage, quasi irréel, d’un New York immuable celui-ci, et l’hôtel devant lequel, à la toute fin du film, Betsy embarque à bord du taxi de Travis, pour une course sans lendemain, en solde apaisé de leur histoire. A 35 ans de distance, la scène produit toujours son effet; les personnages sont criants de muette vérité, en effet. Et la seule chose, au fond, à ne pas avoir changé à New York, c’est le jaune des taxis, qui semblent ne jamais devoir s’interrompre de sillonner la ville en tous sens. Au son d’une musique de Bernard Herrmann ou non…

Jean-François Pluijgers, à New York

EN LIEN AVEC NOTRE SÉRIE D’ÉTÉ, LA CINEMATEK PROGRAMME FILMCITIES, UN CYCLE SUR LES VILLES AU CINÉMA. DU 15/07 AU 31/08, À BRUXELLES. A (RE)VOIR: TAXI DRIVER LES 15/07 ET 23/07.

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