Critique | Livres

Les joueurs de Stewart O’Nan: rien ne va plus…

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Un couple en perdition tente de se réanimer dans un hôtel-casino voisin des chutes du Niagara. Une plongée vertigineuse dans le gouffre de l’existence.

Comme ses contemporains Richard Ford (Indépendance), David Gates (Preston Falls) ou Richard Price (Le Samaritain), et comme son prédécesseur Richard Yates (Les Noces rebelles) qu’il a activement contribué à exhumer d’un injuste oubli, Stewart O’Nan dépiaute roman après roman l’envers de cette société américaine percluse d’arthrite. Ciselés dans une prose frugale et pointilliste transpirant la mélancolie et la résignation, ses livres jettent une lumière trouble et blafarde sur ce monde en trompe-l’oeil peuplé d’antihéros.

De Speed Queen à Emily en passant par Nos plus beaux Souvenirs, cet écrivain à la patte de velours élimé s’est aventuré sur tous les terrains narratifs, les yeux toujours rivés sur la boussole de l’intime. Une manière de redonner la parole à ceux qui en ont été privés à cause d’une mauvaise pioche à la loterie du destin. Qu’il colle aux basques de losers aux âmes rouillées (Des Anges dans la Neige) ou qu’il ramasse les miettes d’un vétéran du Vietnam bousillé (Le Nom des Morts), son oeuvre laboure avec une certaine tendresse les furoncles de cette terre promise déchue, entre comédie grinçante et drame intimiste.

Dans son nouveau roman, Les Joueurs, l’ancien ingénieur en aérospatiale poursuit son exploration de l’ubac des relations humaines. Il emboîte cette fois le pas à un couple de quinquas à la dérive qui ne tient plus que par le vernis craquelé de la routine. Au désert affectif s’ajoutent les déboires économiques. Tous les deux ont perdu leur boulot et sont sur le point de perdre leur maison. Dans un geste un peu désespéré imaginé par Art, ils vont aller passer un week-end au Canada dans un hôtel-casino avec vue imprenable sur les chutes du Niagara. L’occasion de se refaire une santé financière en misant tout ce qui leur reste mais aussi et surtout de tenter de recoller les morceaux, de remettre un peu d’essence dans ce moteur conjugal en panne sèche, à l’endroit même où ils ont passé leur lune de miel 30 ans plus tôt. C’est peu dire que Marion ne partage pas l’enthousiasme de son mari. Elle a déjà fait le deuil de leur histoire, même si les cendres ne sont pas complètement froides, mais toute tentative de réchauffer l’atmosphère se heurte au souvenir lointain mais toujours brûlant du faux pas commis par Art.

A bout de souffle

Métaphore de cette Amérique aux deux visages, le décor naturel grandiose est dépeint ici sous un jour glauque, entre alignement de salles moquettées colonisées par des hordes de petits vieux venus tromper l’ennui dans les bras de machines à sous, parcs d’attractions décatis et autres sites attrape-touristes. Le mauvais goût le dispute au désespoir dans une ambiance poisseuse qui rappelle les clichés saturés de couleurs et de vulgarité de Martin Parr.

Rien n’incite à sourire pour autant. La tension fait bouillir chaque seconde qui passe. Un geste ou une parole (de trop) peut faire chavirer le destin de ces deux être brisés. Ils valsent au-dessus du néant. Englués dans leurs rêves écornés, ils pataugent dans des existences insipides au bord de cette chute qui est comme un rappel permanent de l’engloutissement qui les menace. Faute de pouvoir choisir son sort, ne faut-il pas dès lors, comme à la roulette, s’en remettre au hasard?

Les Joueurs, de Stewart O’Nan, éditions de L’Olivier, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, 211 pages.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content