Critique | Livres

La maison des anges

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

ROMAN | Un agent immobilier se met en tête de nettoyer Paris de ses SDF. Un roman dérangeant, immoral et corrosif qui balaie l’hypocrisie devant toutes les portes.

DE PASCAL BRUCKNER, ÉDITIONS GRASSET, 320 PAGES. ***

On ne présente plus Pascal Bruckner. Empêcheur de penser en rond, le philosophe balance depuis 30 ans des coups de savate dans la fourmilière des idées reçues avec des essais vitriolant les dérives narcissiques du tiers-mondisme (Le sanglot de l’homme blanc, 1983), le penchant à l’infantilisation de l’homme occidental (La tentation de l’innocence, 1995) ou encore la dictature du bonheur (L’euphorie perpétuelle, 2000).

L’omniprésence dans les médias de ce provocateur raffiné ferait presque oublier que derrière le VRP néo-réac, tendance sadienne, se cache un romancier talentueux qui aime s’aventurer du côté obscur de l’âme humaine. Que ce soit dans Lunes de fiel ou dans Les voleurs de beauté, Bruckner pimente à chaque fois ses fricassées romanesques de questions morales vertigineuses. Comme si chez lui, la fiction n’était que la poursuite du combat intellectuel par d’autres moyens.

Un justicier dans la ville

Après un long silence (son dernier roman, Mon petit mari, remonte à 2007), il revient chasser sur les terres littéraires. On retrouve avec plaisir la dentelle verbale brodée de mots désuets dont il habille les démons qui peuplent ses récits baroques. La maison des anges retrace le parcours pour le moins singulier d’Antonin Dampierre. Traumatisé par une mésaventure qui lui est arrivée dans sa jeunesse (l’étreinte forcée avec une veille bique dans une maison isolée), cet agent immobilier à la trentaine séduisante cultive une misanthropie soft et une obsession pour la propreté hard. Fils bâtard d’un père coco et d’une mère féministe, il a politiquement tué père et mère pour filer pied au plancher sur l’autoroute néo-libérale.

Sa bulle immobilière va se lézarder le jour où un poivrot fait déraper une vente essentielle dans « une flaque de bile, de vinasse et de fragments divers ». Un incident qui libère chez Antonin une violence enfouie. Et lui ouvre grand les yeux sur les entrailles de Paris. Une découverte doublée d’une révélation: se sentant investi d’une mission quasi divine, Monsieur Propre décide d’éradiquer la vermine, endossant le rôle d’un anti super-héros qui ferait payer leur infortune aux plus démunis… Sa stratégie est simple: éliminer physiquement les cas aigus, ceux qui ont noyé toute dignité humaine dans l’alcool, la crasse et les effluves nauséabondes.

Mais n’est pas Patrick Bateman qui veut. Aussi motivé soit-il, notre French Psycho échoue lamentablement dans ses premières tentatives. A force de jouer au détective de la mouise, il se retrouve même embrigadé pour aider les pouilleux. Le début d’une lente descente aux enfers, l’arroseur finissant par se faire copieusement arroser.

Dans sa perfection perverse, la mécanique brucknerienne n’épargne ni les bons ni les mauvais sentiments. Le jus de la méchanceté, filtré par les bons mots et les métaphores gourmandes, suinte par tous les pores narratifs. Sous sa plume acide, la laideur devient truculente, organique, sensuelle. Maître en sadisme, Bruckner n’en a pas moins le sens de l’équité: tout le monde en prend pour son grade, le patron bobo cynique d’Antonin comme cette passionaria de l’humanitaire à la charité trop bien ordonnée pour être honnête. Cerné par la crasse, on quitte cette cour des miracles avec une seule envie: aller se laver à grandes eaux. Le corps et la conscience.

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