Laurent Raphaël

Messe pour le temps passé

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

L’édito de Laurent Raphaël

On ne s’en est jamais vraiment remis des années 60. En musique, on lui fait encore les poches, taxant ici un briquet soul, là un peu de monnaie pop. En cinéma, chacun tente de refaire le coup de la Nouvelle Vague: inventer une esthétique, accoucher d’un langage visuel qui retranscrirait parfaitement les contorsions de notre époque et réconcilierait glamour et questionnement intello. En art, on reste calé sur Warhol, souvent copié, jamais égalé. Et en télé, on nous gave de bonbons (Pan Am, Mad Men) enrobés de sucre nostalgique.

Avec le recul et la langue pâteuse des rêves brisés, cette décennie à la fois si proche et si lointaine a de quoi faire fantasmer. Et pas seulement parce qu’elle a accouché des Beatles. Les carcans idéologiques prenaient l’eau, laissant entrevoir l’espoir d’un monde plus juste (symbolisé par la fin de la colonisation) et moins étouffant. En particulier pour une jeunesse soudain consciente de son pouvoir de séduction et de sédition. Mais dans le même temps, certains verrous demeuraient, des systèmes restaient sourds au changement (le bloc soviétique), des papys faisaient de la résistance (de Gaulle), de nouvelles guerres se profilaient à l’horizon (Vietnam), et l’avènement d’une société cherchant le bonheur dans la consommation effrénée nourrissait déjà la crainte que le vent du renouveau tombe entre de mauvaises mains.

Fruit de ces entrailles matérialistes, une nouvelle espèce urbaine, première mouture du bobo à venir, fière de son insouciance et de son aisance matérielle, allait prendre ses quartiers dans ce parc d’attractions permanentes. Elle étale sa vacuité et ses petites manies déjà agaçantes dans Les choses de Perec (d’ailleurs sous-titré Une histoire des années 60). Postées à l’embouchure du fleuve de la jeunesse et de l’océan des traditions, ces années furent artistiquement tumultueuses, traversées de courants contradictoires, le vieux se rhabillant de neuf, le neuf dynamitant tous les héritages. C’est l’époque de l’Arte povera, des happenings plus ou moins fumeux, mais aussi de Magritte ou de Le Corbusier, dont la radicalité s’inscrit dans un classicisme revisité de la cave au grenier.

Même s’il y a des ressemblances entre cet âge d’or et aujourd’hui, moeurs légères, valse des icônes, incertitude du lendemain… nous sommes orphelins de cette énergie et de cette naïveté qui coulaient dans les veines d’une génération romantique recherchant le geste artistique jusque dans la colère. La moue de BB dans Le Mépris n’était pas celle du cynisme. Mais d’une insoutenable légèreté de l’être. Les sixties ont été un énorme laboratoire esthétique dont nous gardons le souvenir ému. Ce sont un peu les années zéro de la postmodernité. Avec Mai 68 puis Woodstock un an plus tard, les lumières de la fête allaient s’éteindre. Et les dernières illusions s’envoler.

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