Un été ordinaire (2) – Sally

Myriam Leroy
Myriam Leroy Journaliste, chroniqueuse, écrivain

Chaque semaine, un journaliste de Focus reprend l’histoire là où un autre l’a laissée. Deuxième épisode, par Myriam Leroy.

La mort me dégoûte. Elle ne m’effraie pas, elle me débecte, nuance. L’odeur, sans doute. La putréfaction. Les sphincters qui lâchent. Ça pue, un mort. Comment je le sais? Disons que grandir dans un empire de la boucherie industrielle donne à n’importe quel enfant de belles notions de sciences naturelles. Petite, je jouais à cache-cache entre les carcasses suspendues au plafond, échappant à la vigilance des employés de mon père, sanglés dans des scaphandriers blancs stériles pour toucher à la viande, malhabiles pour me courir derrière harnachés dans une telle armure. J’ai ainsi remarqué, à la suite d’une panne secteur lors d’un été caniculaire, qu’une simple rupture dans la chaîne du froid faisait pulluler les larves, les mouches et autres parasites détestables liés au décès de l’animal.

Alors je dois bien confesser que je suis contente de ne pas avoir retrouvé David moi-même. C’est Juanita, notre femme de ménage portoricaine, qui a fait la macabre découverte en allant nettoyer la piscine, comme toutes les semaines à la même heure.
David avait passé beaucoup de temps dans l’eau, Juanita avait repêché ce qui s’apparentait davantage à un beluga qu’à un homme: la peau d’un blanc lunaire tendue sur une chair qui avait triplé de volume, les coutures du maillot de bain explosées sous la pression.

Une grosse baleine échouée. L’image m’avait arraché un sourire, parce que David, qui s’entraînait jusqu’à l’obsession, dessinait patiemment et quotidiennement chaque muscle de son corps nerveux et délié -il aurait imaginé crever obèse qu’il en aurait chialé comme un gosse. Ou qu’il en aurait fracassé de la ferraille. C’était son petit péché mignon, ça, démolir des bagnoles. Les miennes, précisément. C’était pour, disait-il, éviter de me défoncer la gueule. Pas qu’il n’en ait jamais eu envie, je le surprenais souvent à regarder mes pommettes avec gourmandise en faisant craquer ses jointures. La seule raison pour laquelle il se retenait la plupart du temps, était que, présidant le Conseil d’Administration de l’entreprise de papa, il craignait de ne pas être réélu à sa tête. Il faut dire que la moitié de la famille y siège, alors…

David, golden boy de la bidoche, était l’héritier de mon père, le fils qu’il n’avait jamais eu. Il était dans le secret du DG, dans ses petits papiers. Pas que papa l’aimait, non, je ne suis pas certaine que le paternel soit capable d’autre sentiment que l’ivresse des hauteurs, mais il retrouvait en lui le jeune loup aux dents longues et acérées qu’il était jadis, et ça l’excitait follement -la transmission, l’adoubement, l’élevage de poulain de compétition, tout ça… David était son petit double, son jeune jumeau, sa moitié juvénile, il lui faisait des confidences qu’il n’aurait jamais osées avec quelqu’un d’autre. David était même au courant de son addiction au sexe, et n’avait pas manqué de m’en faire part. Et s’il y a bien une chose qui me dégoûte plus que la mort, c’est d’imaginer la sexualité de mon père, fût-elle ou non déviante.

Sur ce plan-là aussi, David était son héritier. Amateur de prostituées, de partouzes et de troussages de secrétaires à la hussarde, cela faisait pourtant longtemps qu’il ne m’avait plus touchée. Je le lui interdisais. La nuit, je le rêvais costumé en boucher, besognant brutalement un gros morceau de steak. Je ne le laissais plus m’approcher. J’avais déjà tellement l’impression de pervertir mon âme en poursuivant cette mascarade maritale, je ne pouvais le laisser corrompre mon corps.

Je l’avais en horreur.
Alors quand Juanita m’a appelée, sanglotant de toute sa poitrine potelée (sans doute mon mari entretenait-il avec elle une relation dépassant largement le cadre des instructions de ménage), pour m’informer que David était mort, j’avais senti la chape de plomb pesant sur mes épaules voler en éclat. Soulagée, j’étais. Heureuse, presque. Même si je savais bien que je n’en avais pas fini avec lui. Sa mort ne pouvait être accidentelle, David nageait comme une anguille, il tenait une forme olympique, et il avait pied tout au long de la piscine. L’autopsie avait révélé qu’il avait les os de la main broyés aussi menu que du sable, mais cela ne suffisait pas à expliquer sa noyade. On l’avait maintenu au fond de l’eau, voilà tout. On l’avait tué. Intentionnellement. Une enquête allait devoir s’ouvrir, tôt ou tard. Et j’allais être convoquée pour raconter qui il était, comment nous vivions, qui aurait pu lui en vouloir. La vérité, c’est que tout le monde, à part peut-être papa, pouvait lui en vouloir. Toutes ces femmes qu’il traitait comme des chiennes, tous ces hommes sur la tête de qui il avait marché tout au long de sa jeune carrière pour asseoir sa domination, ces employés de maison qu’il molestait à la moindre occasion…

David devait mourir un jour, c’est certain. Mais la veille de sa réélection à la tête du CA? Ça sentait mauvais, les charognards n’allaient pas tarder à montrer le bout de leur museau… Et cette perspective m’amusait. J’allais assister à un ballet morbide -dans une vie aussi ennuyeuse que la mienne, la perspective de ce spectacle était enchanteresse. L’été s’annonçait bouillant.

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