Serge Coosemans

Snob et fier de l’être: pourquoi Mixmag se trompe

Serge Coosemans Chroniqueur

Snob et fier de l’être, Serge Coosemans prend ici la défense de jeunes Twittos britanniques accusés par le magazine Mixmag de tuer la scène dance à petit feu à force de refuser de se coltiner n’importe qui sur le dancefloor et n’importe quoi dans les oreilles. Non mais allô, quoi. Sortie de route, S03E24.

Fut un temps, cela devait être vers 2007-2008, où je me suis posé pas mal de questions quant au snobisme dont on m’accusait alors souvent. Les trolls des blogs et autre réseaux sociaux naissants m’en voulaient de ne pas partager leurs emballements culturels et, surtout, de très sévèrement les critiquer. 2007-2008, c’est quand cet escroc de Pedro Winter enchaînait en soirée The Police à Rage Against The Machine et que Justice citait très sérieusement Daniel Balavoine parmi ses principales influences musicales (rappelez-vous leur innommable sélection digne de Radio Nostalgie refusée par les Anglais de The Fabric, haha). 2007-2008, c’est aussi l’époque où, pour rester un journaliste musical apprécié en Belgique francophone, il fallait se pâmer devant Ghinzu, Sharko et Girls in Hawaii. À la même période, n’oublions pas non plus l’avènement de la mentalité hipster, avec son ironie consumériste et son relativisme culturel obligatoires. Cela m’a un peu paumé, tout ça, mes propres marques datant plutôt des années 80, quand le snobisme et le parti-pris féroce étaient considérés comme de véritables vertus. Vers 2007-2008, l’optique « dans le cochon tout est bon » s’est imposée dans les consciences et je n’ai plus vraiment su penser quoi de qui. Jusqu’à ce que je tombe sur un gros geek, dans un bar de Manchester.

Je venais d’y interviewer une gloire locale sur qui on misait alors quelques espoirs mais qui n’a finalement jamais percé. Le geek était un proche du groupe en question. Il m’a demandé si le magazine dans lequel allait être publié l’article avait beaucoup de succès. C’était un gratuit belge, différent des autres gratuits belges, plus radical, mieux imprimé, mais pas toujours bien considéré, vu que les rédacteurs s’y amusaient très fort à utiliser un ton souvent extrêmement cassant. « Les gens aiment bien les images, car on travaille avec de très bons graphistes, lui ai-je répondu. Par contre, les articles sont plutôt vus comme étant écrits par de gros cons de snobs. » Le mec s’est alors complètement emballé. Le snobisme, il aimait ça, il défendait ça, ce qui m’a semblé dans un premier temps relever d’une posture assez suspecte dans une ville aussi working class et no bullshit que Manchester. « Il faut être snob, surtout en musique, m’a-t-il hurlé dessus. Pas hautain, pas méprisant, S-N-O-B! Tout ce qui est sorti de mieux de Manchester est snob. Joy Division était snob, Factory Records était snob, les Smiths étaient snobs, The Fall est snob… Par contre, Oasis n’est pas snob. Ce sont juste des branleurs prétentieux et c’est bien pourquoi ils puent à ce point! » J’ai poliment éclaté de rire et on est vite passé à autre chose mais cette petite conversation tint pour moi du véritable message cosmique. Cet échange upgrada mon snobisme à la version « don’t give a fuck » sur laquelle il tourne toujours depuis; libéré du poids de l’accusation de prétention et de pisse froide.

Je prends la peine de préciser tout cela ici et maintenant parce que je viens justement de parcourir sur le blog du magazine Mixmag la dénonciation en règle d’un abominable snobisme qui contaminerait en ce moment même le clubbing britannique. Seb Wheeler, l’auteur de ce coup de gueule, déplore que dans les conversations au pub, sur Facebook, sur Twitter et surtout dans les commentaires sous les vidéos du Boiler Room, de plus en plus de gens font publiquement part de leur refus d’encore sortir dans les mêmes endroits que d’autres. Des soirées et des events pourtant à priori prometteurs sont niés par certains clubbeurs parce que s’y rendrait un public jugé repoussant. Sont dénigrés, selon les endroits, prolos, étudiants, hipsters, chavs, goons et provinciaux qui débarquent avec le dernier train (ou bus) pour repartir cuver chez eux avec le premier… Rien de bien neuf sous le crachin britannique. Ni sous le soleil continental. Ici, l’équivalent bruxellois se refuse en effet à participer à une fête en présence surnuméraire d’Expats, de Parisiens, de Flamands, de racaille ou même de gens nés avant la Chute du Mur. Mixmag le déplore. Pour Seb Wheeler, cela revient en fait à trahir l’esprit contre-culturel de la dance-music, où il y a encore 20 ans, les notions de partage, d’empathie et de barrières effondrées entre classes sociales, races, préférences sexuelles et générations étaient primordiales. Il fait le constat d’une révolution ratée: la dance-music est devenue totalement mainstream, elle touche tout le monde et c’est bien pourquoi « nous devrions célébrer l’unité plutôt que de créer des divisions », écrit Wheeler, déçu que cela ne soit pas du tout le cas.

Sauf que moi, snob upgradé donc, je trouve que c’est taper complètement à côté de la plaque. Je pense que le mainstream est un cul-de-sac pour la créativité de la dance et que c’est justement ce fantasme d’unité qui bloque tout, cette envie de réunir par-delà les générations, les goûts, les aspirations. La rave était une acte subversif, Tomorrowland, son héritière commerciale, n’est jamais que la version moderne d’un camp de vacances, un Meli-Park avec des drogues de synthèse à la place du miel. C’est comme ça que je vois les choses: en bout de course, dogmatiques, dépassées, et c’est bien pourquoi je pense que le soi-disant snobisme de ces Anglaises qui tweetent ne plus vouloir aller quelque-part parce que les gens y sont nazes est peut-être bien davantage sain que déplorable. C’est que cela traduit peut-être surtout une envie de radicalité, de challenge culturel, de réinvention d’une industrie de la fête depuis trop longtemps engluée dans une logique industrielle. As-tu envie de sortir dans une boîte où la population est aussi diverse que dans une rame de métro? Non. As-tu envie de subir une musique qui est en fait la même ou presque que celle sur laquelle se droguaient tes parents en 1990? Ben voilà…

Que Mixmag, bible de la House Nation à l’ancienne, ne comprenne rien à ce refus d’un état des choses stagnant et l’interprète même comme une tendance ennuyeuse et dangereuse pour l’unité d’une scène à vrai dire morcelée depuis au moins 1997 m’apparaît en fait comme éventuellement très encourageant. Peut-être est-ce le signe que le monde de la nuit va finalement bel et bien repasser par une période plus wild, plus rebelle, plus déviante, qui exclut ceux qui investissent les lieux de fêtes comme une armée d’occupation mais libère, voire unifie, ceux qui inventent, partagent et propagent les codes sociaux de demain. Il ne s’agit pas de simplement opposer snobisme à mainstream, ce serait ridicule. Il s’agit plutôt d’encourager tous les snobismes à s’émanciper de cette idée de gros mélange plaisant à tout le monde pour que chacun y gagne, dans son coin, une plus grande marge de manoeuvre créative. Underground, mainstream et half en half chacun pour soi, sans se soucier des autres. En d’autres termes: snobs de tous pays, désunissez-vous et réalisez vos fantasmes les plus wild. Yeah!

Serge Coosemans (avec l’aide précieuse d’Emmanuelle Raga)

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