The Sound of Belgium: l’union fait le beat

Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Au milieu des années 80, la new beat faisait danser l’Europe entière, entre transe glaciale et grand carnaval. Un documentaire passionnant retrace les racines de ce sound of Belgium. Zet die plaat op!…

UPDATE: De nouvelles projections seront organisées tout l’été, notamment au Cinéma Aventure le 17 juillet et aux 10 Days Off le 24 juillet. Plus d’infos: www.tsob.be/screenings/

Chemise multicolore et moustache de Landru, l’inénarrable Lou Deprijck « pimpine » face caméra: « On est un petit pays. Pour s’en sortir, qu’est-ce qu’il faut faire? Comme dit ton père, ‘trek ta plan’… Alors on a ‘trekké notre plan’, et on a fait des mouvements qui ont à un certain moment influencé la planète. »

C’était au mitan des années 80. La Belgique donnait alors sa propre version de la révolution électronique. Son nom: la new beat. C’est ce sujet qu’a décidé de creuser Jozef Devillé dans un documentaire intitulé The Sound of Belgium. « Déjà pendant mes études, l’idée avait germé. Finalement, j’ai décidé de me lancer. C’était il y a six ans… J’avais lu Last Night A DJ Saved My Life, de Bill Brewster (somme informative sur l’histoire de la dance et du DJ, ndlr). En 2006 est parue une seconde édition, augmentée de chapitres consacrés à Ibiza, Rimini et puis aussi la… new beat! C’était exactement l’histoire que j’avais envie de raconter. »

Une histoire qui commence du côté d’Anvers. A l’Ancienne Belgique, club alors ultra hype de la Métropole, Ronny Harmsen propose un mix bizarre de new wave, d’électronique dark, de funk déviant et de balearic, enchaînant par exemple le roulement d’Holland Tunnel Dive de ImpLOG au cultissime Elle et moi de Max Berlin (production anversoise, signée USA Import, et dont l’auteur serait le frère de Cerrone, pape français du disco). Le résultat est lent (souvent en dessous des 110 BPM), sexy et sombre à la fois. Les morceaux sont souvent obscurs, mais le public suit, venant se frotter en masse aux atmosphères crépusculaires de Ronny. Certains commencent à parler d’un son AB. Sur les ondes de la radio SIS, Paul Ward et Sven Van Hees lancent même l’émission Liaisons Dangereuses, qui servira également de caisse de résonance au mouvement.

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Un morceau en particulier signe les débuts officiels de la new beat: Flesh du groupe A Split Second, gloire locale de l’EBM (electronic body music). Mais pas dans sa version originale. Dans ce cas-ci, le titre est joué au ralenti, tournant en 33 tours et encore « repitché » de 8%. Des 130 BPM de base, on descend dans les 92, 93: ambiance polaire garantie. Qui est le premier DJ à avoir pratiqué le tour de passe-passe? Le nom de Marc Grouls, DJ au Prestige, est le plus cité. Mais d’autres privilégient la piste Jean-Claude Maury, mystérieux DJ français officiant alors au Mirano, à Bruxelles… « Chacun a sa version de l’histoire, confirme Jozef Devillé. Pour les Anversois, la new beat vient d’Anvers, pour les Gantois de Gand… Impossible de dénicher la vérité. Mais ce n’est pas grave: le mythe est souvent plus drôle. »

Si non è vero…

Parenthèse: né à Halle, mais installé à Bruxelles depuis ses 14 ans (« dans le quartier Saint-Géry, quand c’était encore un no man’s land »), Jozef Devillé a étudié la réalisation au Rits, l’école de cinéma située rue Dansaert. « J’avais 18 ans, je savais juste que je voulais faire quelque chose de créatif. C’était l’école la plus proche de chez moi. J’ai eu du bol, ça m’a plu. » Entre les options fiction, télévision et documentaire, il choisira cette dernière. Mais pas forcément pour les raisons auxquelles on pense habituellement. « C’était la branche dans laquelle on avait le plus de liberté! » Comme travail de fin d’étude, il réalise par exemple Only the madman is absolutely sure!, un documentaire « philosophique ». L’intéressé sourit: « Quelque part, The Sound of Belgium en est aussi un. »

Il ne faudrait pas en déduire que le film de Jozef Devillé est un essai fantaisiste. Il est au contraire solidement charpenté. Avec du panache et une certaine liberté d’interprétation, mais toujours étayé. Il s’amuse d’ailleurs à recadrer régulièrement son propos musical dans un contexte historique plus large -un documentaire sur la new beat qui s’ouvre par des images de la bataille de Waterloo, il fallait oser… « Les docus musicaux, j’adore ça. Mais il y en a plein, trop même. Surtout, ils restent souvent braqués sur leur sujet. Je n’avais pas envie de dérouler l’histoire de tel morceau emblématique, ou de tel DJ important. Ce qui est chouette, c’est de partir de là pour raconter une histoire plus large. »

Quand il lance ses premières recherches, il collectionne déjà depuis un moment les disques –« C’était moins cher que les CD. Surtout les disques de dance, d’électronique. A l’époque, personne n’en voulait. » Il bosse chez Dr Vinyl, célèbre disquaire bruxellois, et sort régulièrement au Fuse. « Je bossais le samedi, faisait la fête le soir, et allait terminer de dépenser ma paye au marché aux puces, le lendemain matin. Je ramenais parfois des caisses entières, 200 disques d’un coup. »

Au départ, il ne connaissait de la new beat que la version la plus commerciale. Petit à petit, son enquête s’approfondit et déborde de son sujet initial. « A l’origine, c’est quoi la new beat? Un truc belge, unique au monde, produit sans musiciens ou presque. J’ai commencé à chercher d’autres mouvements du même genre. Je suis retombé sur le popcorn, que je connaissais déjà un peu. » Le popcorn est la musique que l’on jouait dans la boîte du même nom. Une ancienne ferme reconvertie en discothèque, plantée au milieu des champs, du côté de Varsenare, dans la campagne brugeoise. « En gros, on y passait des disques de r’n’b américains, parfois dans des versions françaises ou italiennes. Mais joués d’une certaine manière. Au point que pour les fans, ces disques-là sont bien des disques belges. C’est l’équivalent de la Northern soul en Angleterre. Sauf qu’en Belgique, on ralentissait un peu la vitesse des 45 tours pour les diriger vers les mid-tempo. Du coup, cela créait un son unique, qui attirait plein de monde, parfois bien au-delà des frontières. »

Robots after all

Dans son historique, Jozef Devillé remonte même encore un peu plus loin. Par exemple, quand il évoque les orgues mécaniques qui animaient les kermesses. « Des orgues, il y en avait partout. Mais il n’y a qu’en Belgique qu’on se rassemblait par centaines pour boire et danser sur des musiques mécaniques. »

Le Sound of Belgium se greffe donc là, dans ce mélange de carnaval breughelien et de mécanisation. Comme une version robotique et post-industrielle des rythmes folkloriques. Dans les années 80, la new beat fixe ça sur la piste de danse avec un sens de la transe glacial. Dans la foulée de la new wave, les ambiances sont sombres, gothiques. « Des années 80, on a surtout retenu le côté yuppies, fluo, les productions pop à la Kylie Minogue. Mais c’était pourtant une période très sombre. La crise était toujours profonde, on était toujours en pleine Guerre froide. Margaret Thatcher et Ronald Reagan étaient au pouvoir. C’était aussi l’époque où la Belgique a connu le terrorisme d’extrême gauche avec les CCC, et celui d’extrême droite avec les tueurs du Brabant wallon. »

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A partir de là, la new beat est autant une manière de s’évader qu’un reflet de la société. Un club symbolise vite l’engouement pour cette nouvelle musique: le Boccaccio à Destelbergen, à côté de Gand. Le club a ouvert dès 1972, au 5 Solariumdreef. Mais au milieu des années 80, il est à la peine. Il est notamment menacé par le Carrera qui a commencé à embrayer sur la fameuse AB music, venue d’Anvers. Le Boccaccio décide alors de se moderniser, rénovant complètement son intérieur et relançant une nouvelle programmation. Il engage notamment Eric Beyssens et Olivier Pieters, transfuge de l’Ancienne Belgique. Dès la réouverture, en 87, les affaires repartent de plus belle -d’autant plus que le Carrera a lui brûlé dans un incendie…

Rapidement, les dimanches du Boccaccio attirent la grande foule. Un public hétéroclite, entre beautiful people, coiffeurs en congé le lundi, freaks drogués, branchés… International aussi: sur le parking, les plaques sont originaires de France, Pays-Bas, Angleterre, Italie, Allemagne… A l’intérieur, la musique ne dépasse pas les 95 BPM, transe hypnotique traversée par les lasers, donnant l’impression de jouer dans un film au ralenti. Dans le docu de Jozef Devillé, le célèbre DJ hollandais Eddy Declerc en a presque les larmes aux yeux: « La première fois que je suis rentré dans le Boccaccio, en pleine folie new beat, mon sang s’est glacé, je suis resté immobile. La musique m’a littéralement pris, emporté, j’ai même commencé à pleurer. »

On a du mal aujourd’hui à imaginer l’engouement. Une folie qui va pousser une série de bidouilleurs anonymes à produire à la chaîne pour nourrir la bête -testant un morceau à 2h du matin, retournant en studio pour le corriger, avant de revenir à 6h, dans une boîte toujours noire de monde.

La dérive commerciale ne tardera évidemment pas. En 88, les Confetti’s -4 danseuses et un géant, ancien portier de la boîte du même nom- font un carton avec The Sound of C. Le morceau se vendra à 100.000 exemplaires, rien qu’au pays. Une parodie du Grand Jojo plus loin, et le genre sombrera définitivement dans la gaudriole. En attendant, la new beat aura marqué les esprits. Durablement.

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