Laurent Raphaël

Censure de chasteté

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

ÉDITO | En regardant ce qui se passe dans des petits coins de paradis comme la Corée du Nord, la Chine ou le Turkménistan, on se dit qu’on a de la chance de vivre dans un pays libre. Les conditions climatiques y sont certes capricieuses, les esprits parfois étriqués et les routes plus mitées qu’un vieux pull mais au moins on peut vider son sac sans craindre de finir, avec quelques ongles en moins et quelques ecchymoses en plus, dans une geôle humide.

Cet air riche en oxygène, les artistes le respirent aussi à pleins poumons pour dénoncer, au choix, les magouilles, les injustices, les persécutions. Rien à voir donc avec cet empire du Milieu pourtant si courtisé où le bureau de la censure en est encore à exiger des coups de ciseaux dans le Django Unchained de Tarantino (moins de sang, moins de violence et surtout plus un gramme de roupette) avant de lui délivrer un titre de séjour. Comment ne pas se réjouir de l’immunité apparente dont s’enorgueillissent nos démocraties? Celle-là même qui évitera à Xavier Dolan et à la bande de post-ados emmenée par Nicola Sirkis de goûter, trois nuits par semaine et même plus, à l’humour décapant d’un bourreau pervers sous prétexte qu’ils viennent de commettre ensemble un clip hardcore, College boy, qui outrepasse les limites de la bienséance. On est bons pour une petite polémique entre Anciens et Modernes. Mais les pinces restent heureusement à l’atelier.

Bref, tout le monde a le droit de prendre la parole, même les cons. On l’a encore (trop) vu récemment en France lors des manifs contre le mariage pour tous. En jetant un rapide coup d’oeil dans le rétroviseur, cette sensation d’être béni des dieux de la liberté d’expression est encore accentuée. Les réalisateurs, écrivains, dramaturges n’ont plus à louvoyer entre les mines anti-progressistes d’un code Hays, ou à subir les foudres d’une moralité aussi raide que du cuir bouilli, et dont l’expo Enfants non admis aux Archives du Royaume (lire Focus du 10 mai prochain) montre quelques-uns des méfaits. Tout baigne alors? On aimerait croire à ce paysage idyllique sorti d’un catalogue Neckermann.

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Sauf qu’à y regarder de plus près, la censure n’a pas disparu. Elle a juste changé de costume. Ce ne sont plus les Etats sous surveillance qui clôturent le champ de la normalité, ce sont ces nouvelles puissances privées qui tiennent le monde, pas par les urnes, mais par les bourses (sans mauvais jeu de mot). Quand Apple écarte les applis inconvenantes (pas besoin d’un pénis en érection, un chaste bout de sein suffit, même dans une BD), quand Facebook impose le voile à une étude de nu de la photographe Laure Albin Guillot publiée sur la page du musée du Jeu de Paume (mais laisse la vidéo d’une femme se faisant égorger au Mexique…), ces sociétés font du zèle et se conforment à une vision consensuelle, bigote et sans aspérité que ne renierait pas le Politburo soviétique.

Bizarrement, cette épuration éthique se fait dans le silence ou presque. Peut-être parce qu’elle semble émaner de la communauté elle-même et non d’une instance supérieure? A moins que ce ne soit l’enrobage rhétorique niais puisé chez Disney (protection de l’enfance, etc.) auquel il est difficile de répondre sans passer pour un déviant qui confère à la pilule des vertus quasi civiques? Drôle d’époque en tout cas, qui laisse le choix entre la peste du politiquement hyper correct et le choléra du cocktail explosif pornographie-violence dont se repaît par ailleurs le Net…

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