Entretien exclusif avec Thom Yorke dans son jardin anglais

© Eliot Hazel
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Sept ans après un premier disque solo, le chanteur de Radiohead enfonce le clou électro avec son super-groupe Atoms for Peace. L’occasion d’une longue interview chez lui, à Oxford.

Oxford, fin janvier. La Tamise a débordé de son lit, ici encore étroit. Du coup, les prairies de Christ Church ont pris en partie l’eau, décor étrangement bucolique au coeur de la ville. Christ Church, c’est le principal « college » de l’Université d’Oxford, la plus ancienne du monde anglophone, quasi millénaire. Le lieu a produit une bonne douzaine de premiers ministres. Lewis Carroll, l’auteur d’Alice aux pays des merveilles, y a notamment enseigné. Charles Dodgson de son vrai nom était prof de math. Qu’un scientifique soit l’auteur de l’un des plus célèbres livres pour enfants ne lasse pas d’intriguer: et si la rationalité n’était finalement qu’une fantaisie comme une autre? On y repense en rejoignant Thom Yorke pour l’interview du jour. Avec cette question, persistante, à mesure que l’on traverse les rues de la vénérable cité universitaire: qu’est-ce que l’une des plus importantes rock stars au monde fout ici? « Je me le demande aussi », grince l’intéressé au cours de la conversation, sourire façon… chat de Cheshire. « Oxford est une ville bizarre. Il n’y a pas de grande scène artistique à laquelle je pourrais éventuellement m’identifier. Mais c’est ici que je vis, que se trouve ma famille. Je ne crois pas que je pourrais en bouger. Même si j’y pense souvent… »

Le rendez-vous a été fixé au Parsonage Hotel, une sorte de cottage cossus, aux murs vieux de près de 500 ans. Dans le salon, des bûches crépitent dans l’âtre. Thom Yorke est assis à côté de la lourde porte d’entrée. Pull kaki et chaussures de chantier, il a tiré ses cheveux en arrière, terminés en mini-queue de cheval.

Anti-strass

Dans ce décor au chic so British, le bonhomme a l’air parfaitement à l’aise. Très loin en tout cas de l’image de chanteur un poil torturé, vaguement autiste. Celui-là même qui a pris une première fois les lumières de la célébrité en pleine tronche en 1993. Radiohead sortait alors un premier album, Pablo Honey, qui faillit bien passer inaperçu s’il n’y avait eu le single Creep. En pleine vague grunge, coincé entre le Smells Like Teen Spirit de Nirvana et le Loser de Beck, Yorke chante qu’il est une anomalie, un « weirdo ». Hypothèse pas tout à fait insensée, quand on découvre le clip. Coupe de piaf, Thom Yorke y a la moue dégoûtée et le regard torve, résultat d’un oeil gauche paralysé à la naissance que de multiples opérations auront à peine réussi à réanimer.

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Vingt ans plus tard, le bonhomme est devenu une sorte d’icône. Le chanteur emblématique du dernier groupe de rock à avoir fait bouger un peu les lignes du genre. Voire carrément celles de l’industrie, comme quand il sort In Rainbows en 2007, d’abord uniquement disponible en digital, laissant le fan payer le prix qu’il veut. Radiohead, ou le parcours quasi sans faute d’un groupe anti-strass et paillettes, combinant estime critique et succès public. Un 9e album serait en préparation. Mais ce n’est pas pour ça qu’on a rendez-vous avec Thom Yorke. L’actualité du moment est Amok, titre du premier album d’Atoms for Peace, un super-groupe dont Yorke a lancé les bases un peu par hasard. En gros, pour jouer sur scène les titres de son premier album solo, The Eraser, sorti en 2006. Avaient été conviés Flea, bassiste élastique des Red Hot Chili Peppers, et Joey Waronker, batteur notamment chez REM. « On s’est tellement marrés ensemble qu’après la série de dates, on a voulu se retrouver en studio, avec Nigel (ndlr: Godrich, fidèle producteur de Radiohead, quasi membre à part entière du groupe). Sans idée précise, juste pour voir, en partant de quelques petites idées qui traînaient encore dans mon laptop. On a booké trois jours pendant lesquels on n’a pas arrêté de jouer, douze heures par jour. »

Do the doodler

Si Atoms for Peace reste malgré tout fondamentalement un projet de Thom Yorke, cela tient essentiellement à la voix, « mon premier instrument ». Immédiatement reconnaissable, elle colore immanquablement les morceaux. On demande à l’intéressé si son approche à ce sujet a changé avec les années. « En tout cas, ce n’est pas plus simple… C’est assez bizarre en fait. Généralement, j’enregistre un première fois les voix d’une traite. C’est une première prise qui doit me servir de guide. Une sorte de note d’intention. Mais souvent ce guide est tellement « rempli » que cela sonne presque fini, complet. Vous en arrivez alors à ce processus terriblement ennuyeux où vous devez écouter et saisir ce que cette voix essaie vraiment de dire. C’est presque comme s’il ne s’agissait pas de moi. Nigel, par exemple, est obsédé par cette idée de premier jet, de réponse instantanée. Il me pousse vers ça. »

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Ce qui doit se compliquer avec l’expérience accumulée: comment rester spontané, retrouver l’étincelle pour que l’intuition de départ ne se dilue dans un simple savoir-faire? Yorke réfléchit deux secondes, puis explique: « Avec Radiohead par exemple, c’est un vrai merdier. On travaille tous à des vitesses différentes. Du coup, on a souvent besoin d’un temps dingue pour tous se retrouver au même point, là où les conditions sont réunies pour créer l’étincelle. Vu de l’extérieur, cela peut paraître très « intellectuel », je sais qu’on a cette image-là. Mais ce n’est pas ça. On doit juste trouver un chemin pour entrer. Ce qui demande pas mal de travail. » A ce moment-là, on n’est pas loin de se dire que Yorke tente de faire fonctionner la conversation sur le même principe: l’interviewé comme l’intervieweur ne sont pas dupes des limites de l’exercice. Pourtant, entre deux sourires entendus et une tendance à l’auto-ironie, il prend le temps d’expliquer, de convaincre, tout en nuançant, quitte à parfois se contredire. A nouveau, l’image de leader irascible et ombrageux ne tient pas. Quand une lady rougeaude à permanente s’attarde un peu trop bruyamment avant de sortir, il lui lance bien un regard noir. Mais pour quelqu’un qui est souvent présenté comme une âme tourmentée voire fragile, Yorke semble avoir la tête bien sur les épaules. « Mon vrai problème, c’est que je ne suis pas très patient, sourit-il. Comme Nigel dit souvent, je suis un « doodler », un chipoteur. Le genre de type qui doit toujours griffonner sur un bout de papier pendant qu’il est au téléphone. Mon moment favori, quand on bosse avec Radiohead, c’est quand il se passe plus d’un truc à la fois. En studio, il y a un endroit où est rassemblé tout le matériel électronique, un autre où l’on joue en live, puis une sorte de mezzanine où Stanley (ndlr: Donwood, graphiste attitré du groupe) s’occupe de l’artwork. Je peux passer dans les trois endroits à la fois, c’est génial. J’adore ça, je ne m’ennuie jamais. »

Rock dreams

Avec Atoms for Peace, Yorke fait surtout parler son goût pour les textures électroniques. Il n’est pas neuf. Que ce soit au sein de Radiohead ou via ses collaborations avec des artistes comme Four Tet, Flying Lotus ou encore Modeselektor. Avec The Eraser déjà, Yorke bidouillait sur des machines. Il confirme ici, avec un nom de groupe qui est d’ailleurs aussi celui d’un des titres de son premier solo. « Atoms for Peace est une référence à un fameux discours d’Eisenhower. Après la Seconde Guerre mondiale et Hiroshima, il fallait redonner une image positive au nucléaire, qui allait amener la paix et des solutions énergétiques pour tous. Soixante ans plus tard, cela n’a pourtant rien résolu. Regardez par exemple ce qui se passe en Iran ou en Corée du Nord. »

Ironiquement, le père de Thom Yorke a lui-même collaboré avec l’industrie nucléaire, travaillant pour une société fournissant notamment des spectromètres de masse. « Mon père a en effet étudié la physique nucléaire. Mais il n’est pas exactement un supporter du lobby. Et je ne le suis pas davantage. Aujourd’hui, certains amis environnementalistes sont tellement inquiets par la quantité d’énergie que nous continuons de consommer, que le maintien des centrales leur semble indispensable si on ne veut pas polluer encore plus. Je comprends leur raisonnement, mais cela ne change pas mon opinion sur la question. »

Né en 1968, Thom Yorke a dû souvent bouger gamin, pour suivre les activités professionnelles du paternel, avant de se fixer finalement du côté d’Oxford. Il a alors dix ans et a commencé à jouer de la guitare trois ans plus tôt. « La prof était géniale. Je l’ai revue par la suite. Elle m’a rappelé comment s’était passé mon premier cours. Elle était passée chez tout le monde, un par un, afin de connaître les motivations de chacun. Quand elle est arrivée chez moi, je lui ai répondu que je voulais devenir rock star (rires). » L’objectif a été atteint. Mais quand on demande à Yorke, si la réalité correspond à ce qu’il avait rêvé, il explique: « Disons que j’ai eu cette crise il y a quelques années… Vous vous réveillez un jour, vous avez tout ce dont vous rêviez, et pourtant vous n’êtes toujours pas heureux, les questions sont toujours là. »

KO Computer

C’était après le triomphe d’OK Computer. Sorti en 1997, le chef-d’oeuvre de Radiohead a fait basculer le groupe dans une autre dimension. Tout à coup, la bande de potes se retrouvait dans l’oeil du cyclone, embarquée dans le cycle infernal promo-tournée. Le documentaire Meeting People Is Easy qui sortit dans la foulée en est un témoignage édifiant, où l’on voit Radiohead se débattre avec la Machine… Aujourd’hui, Thom Yorke a appris à maîtriser les emballements médiatiques, voire à en jouer. Mais la période a visiblement laissé des séquelles. « Quand tout a explosé, j’ai eu énormément de chance d’avoir de très bons amis. Ils ont vu par quoi je passais, ce qui m’arrivait, et m’ont secoué. Il était temps. Je me renfermais de plus en plus sur moi-même. Je devenais… bizarre. » C’est-à-dire? « Je n’arrivais pas à gérer la manière dont les gens me parlaient. J’entendais tout le temps des voix. A un moment, j’ai dû me barrer, m’isoler. Je me tirais sur la côte et j’y restais seul pendant des semaines. J’ai marché des journées entières le long des falaises. J’en avais besoin. Cela m’a pas mal aidé. Et puis se remettre au boulot aussi, en fin de compte. C’est le truc. Depuis que je suis petit, ma manière d’avancer, c’est de travailler. Ne pas rester coincé dans ma tête avec mes questions. Un morceau comme Amok par exemple m’a fait énormément de bien. Mais s’il paraît parfois assez sombre, il m’a apaisé sur une série de choses. »

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S’il gère mieux le succès et ses dérives, Yorke sait que la manoeuvre tient de l’équilibrisme. Quelques jours avant l’interview, il s’est encore énervé contre David Cameron, Premier ministre conservateur et fan avéré de Radiohead, le menaçant de poursuites judiciaires si jamais il utilisait une musique de son groupe pour sa campagne électorale… Du coup, alors que l’interview prend fin, on lui demande si éventuellement son engagement politique -sur les causes altermondialistes et environnementales-, est une compensation assumée aux inconvénients de la célébrité? « C’est à double tranchant. Vous pouvez être très facilement utilisé. D’un autre côté, vous pouvez très facilement paraître arrogant. Je veux rester prudent, pouvoir dire je ne sais pas. » Il s’est déjà levé et a remis sa veste, quand il ajoute: « Mais je ne pense pas être vraiment une célébrité. En vrai, je n’utilise cette « carte » que de temps en temps. » Ah oui? Il sourit: « La dernière fois, c’était pour assister à une avant-première de James Bond. » Pendant quel- ques secondes, on imagine le chanteur débraillé en smoking. « Mais on est arrivé tellement tard qu’ils avaient déjà replié le tapis rouge (rires) » On se disait bien…

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