Mohamed Ikoubaân

« La forteresse Europe ferme ses portes à la circulation des idées »

Mohamed Ikoubaân Directeur du Centre Nomade des Arts Moussem

« Les conditions imposées pour entrer dans la zone Schengen sont devenues de plus en plus absurdes, témoigne Mohamed Ikoubaân, directeur du Moussem, Centre Nomade des Arts. Chaque demandeur de visa a aujourd’hui le sentiment d’être considéré comme un immigré clandestin potentiel. »

Dans le cadre de Moussem Cities: Casablanca nous avons invité Maria Daïf, directrice générale de la Fondation Tazi et de l’Uzine, à animer un débat sur la danse contemporaine à Casablanca. Maria Daïf a pris la décision d’annuler sa participation à cause des problèmes de visas de plus en plus fréquents que rencontrent les artistes marocains et les artistes des pays du Sud en général. En tant qu’organisateurs, nous regrettons cette décision, mais nous la comprenons et la respectons.

Voilà maintenant plus de 17 ans que Moussem invite des artistes du Maghreb et du Moyen-Orient. Mais ces dernières années, les procédures et les conditions imposées pour entrer dans la zone Schengen sont devenues de plus en plus complexes, absurdes et exorbitantes. Beaucoup de nos invités les qualifient même de kafkaïennes et d’humiliantes. Chaque demandeur de visa a aujourd’hui le sentiment d’être considéré comme un immigré clandestin potentiel. Pour les jeunes artistes, il est devenu difficile, voire impossible, de franchir la frontière de l’Europe, ce qui constitue à la fois une atteinte grave à la liberté de circulation des artistes et des idées et à la liberté artistique de chaque organisateur, programmateur ou directeur artistique européen qui collabore avec des artistes venant de ces régions.

Chaque demandeur de visa a aujourd’hui le sentiment d’u0026#xEA;tre considu0026#xE9;ru0026#xE9; comme un immigru0026#xE9; clandestin potentiel.

En sa qualité de centre d’art, Moussem refuse et refusera toujours d’assujettir ses choix artistiques à la politique d’immigration européenne et continuera à se battre pour que ses invités soient traités dignement et que leur liberté de circulation soit respectée. Les risques d’annulation de spectacles et de projets, les frais engagés en vain et jamais remboursés à cause de refus (frais de visa, billets d’avion…) et tout le précieux temps de travail que nous perdons et faisons perdre aux artistes font dorénavant partie intégrante de chaque initiative qui invite des artistes de « la mauvaise rive » de la Méditerranée.

Pour le projet Moussem Cities, nous avons une fois de plus fait face à cette problématique des visas. Nous avons pu résoudre les problèmes un à un. Finalement, tous les invités du festival ont obtenu leur visa. Cela n’était possible que grâce à la patience des artistes qui étaient une fois de plus obligés d’expliquer, de justifier et d’apporter des éléments supplémentaires à leurs dossiers, mais aussi grâce à la collaboration et à l’accompagnement professionnel du Consulat général de Belgique à Casablanca et à d’autres services compétents. Nous sommes toutefois conscients de n’avoir apporté aucune solution au problème général et structurel de la mobilité des artistes du Sud et de leur accès à la zone Schengen. Ce problème nous dépasse et ne peut être résolu qu’avec le concours des acteurs culturels, de la société civile et du monde politique en Europe et dans les pays du Sud.

Bon nombre de pays européens continuent à propager leurs idées, leurs valeurs, leurs langues et à promouvoir leurs artistes dans des pays dont ils refusent l’accès des citoyens, des artistes et des intellectuels à leur territoire. Ils exportent leur patrimoine culturel, entre autres, à travers des instituts culturels basés dans ces pays (Instituts Français, Goethe, Cervantès, British Consul, etc.). Certaines de ces structures font un travail formidable pour le soutien des scènes artistiques locales, mais elles sont en même temps le symbole de l’hégémonie occidentale et des relations déséquilibrées entre l’Europe et le reste du monde. Il est sans doute temps de se demander s’il faut continuer à accepter cet état de fait ou s’il est temps d’exiger des relations culturelles dans le respect mutuel et la réciprocité. Renoncer à un événement comme le nôtre est compréhensible, mais ne serait-il pas tout aussi pertinent de tourner le dos à ces instituts étrangers au Maroc et ailleurs qui sont, somme toute, les représentants officiels d’une politique européenne néocoloniale?

Beaucoup d’Européens se sont indignés à l’annonce du projet de Donald Trump de faire construire un mur le long de la frontière avec le Mexique, mais ils semblent oublier que la forteresse Europe et bel et bien une réalité tangible. Si le mur de Victor Orban en Hongrie est le plus apparent, le reste de la muraille européenne demeure invisible à l’oeil, mais ne diffère en rien du mur que Trump veut construire.

Au nom de Moussem,

Mohamed Ikoubaân

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