Danse: Bruxelles est-elle le nouveau Berlin?

Gone In a Heartbeat, de Louise Vanneste, une des huit propositions bruxelloises présentées à Berlin. © Caroline Thirion
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

En matière de danse contemporaine, la question ne se pose plus. Durant deux journées, un véritable bataillon de chorégraphes de la capitale belge a investi la métropole allemande. Une claque.

Berlin, à l’est de l’ancien mur. A quelques centaines de mètres, l’East Side Gallery en déploie la plus longue portion restée debout, couverte de fresques et transformée en musée à ciel ouvert. Le long de la Spree, entre des clubs en vogue planqués derrière des palissades, Radialsystem V détonne un peu dans le paysage avec son style « gothique de brique » dessinant sa façade rouge et blanche, avec ses grandes ouvertures surmontées d’arcs et son ancienne cheminée. Le bâtiment, classé, servait autrefois de station de pompage des eaux et date de 1881. Aujourd’hui transformé, paré d’une extension moderne en verre, il accueille depuis 2006 un centre culturel, « space for arts and ideas ». Et pendant deux jours en ce début novembre, tous les artistes qui vont s’y produire sont bruxellois.

« Radikal »: les lettres partent dans toutes les directions sur la bâche promouvant l’événement sur la façade. C’est le mot clé, le fil rouge établi par les quatre curateurs belges du festival. Tom Bonte, directeur du Beursschouwburg, Patrick Bonté, directeur des Brigittines, Christophe Galent, directeur des Halles de Schaerbeek, et Guy Gypens, directeur du Kaaitheater, ont reçu du ministre Rachid Madrane, en charge de la Promotion de Bruxelles à la Fédération Wallonie-Bruxelles, la mission d’en dresser la programmation. Deux uniques consignes au départ: ce sera de la danse et cela se passera à Berlin, pour une vitrine de la production bruxelloise à destination du public local. « L’enjeu était de se mettre d’accord tous les quatre sur un ensemble d’artistes qui s’intègrent dans un événement ayant sa propre logique. Des spectacles qui, tout en étant très divers, puissent être vus comme participant d’une même atmosphère, traversés par certains points communs, explique Patrick Bonté, visiblement séduit par cette expérience. Nous avions envie de présenter des chorégraphes qui n’avaient pas encore été vus à Berlin, ou du moins pas ces dernières années. C’était un peu inutile de venir par exemple avec Anne Teresa De Keersmaeker, qui est bien connue ici. Les critères de choix se sont affinés au cours de nos réunions et il nous a semblé important d’avoir un fil conducteur sur la radicalité des propositions. On trouve tous les quatre qu’une chose importante pour un chorégraphe est qu’il aille jusqu’au bout de ses intentions. Je crois que les grands artistes sont ceux qui sont intransigeants avec leur recherche, avec l’univers qu’ils ont envie de développer, mais qui, en même temps, travaillent l’écriture de sorte que cet univers si particulier soit partageable et recevable par tout public. »

Benjamin Vandewalle guide la déambulation urbaine Walking the Line.
Benjamin Vandewalle guide la déambulation urbaine Walking the Line.© Caroline Thirion

Au final, le quatuor de directeurs a établi un programme de neuf spectacles (dont un, Pulse Constellations, de Gabriel Schenker, a malheureusement été annulé pour des raisons de santé) de chorégraphes installés à Bruxelles. Des artistes « émergents » mais qui ont déjà plusieurs années de pratique, avec une fourchette d’âge s’étalant sur une quinzaine d’années (le benjamin, Louis Vanhaverbeke, est né en 1988; le doyen, Salva Sanchis, en 1974). Et de radicalité, il en a bien été question, dans des esthétiques et des langages diversifiés.

Epuisement des corps

Radicalité dans l’exploitation du mouvement d’abord, avec un certain minimalisme dans l’écriture. Comme dans Hérétiques, de la chorégraphe argentine arrivée à Bruxelles en 2000, Ayelen Parolin, qui ouvrait le bal: pendant quarante minutes, accompagnés par le formidable piano percussif de Lea Petra, les deux danseurs, Marc Iglesias et Gilles Fumba, restent les pieds fichés au sol, côte à côte, au même endroit. Le mouvement part des bras, du buste, jusqu’à impliquer progressivement le corps sur toute sa hauteur. On retrouve le même principe dans la majeure partie du solo Atomic 3001 de Leslie Mannès, qui produit, elle, ses battements secs sur le rythme implacable de la musique techno signée par Thomas Turine, avec le volume poussé dangereusement vers le rouge. Dans ces deux pièces, la précision des enchaînements laisse bouche bée. Autre point commun: l’épuisement des corps par la répétition, terriblement mécanique chez Leslie Mannès, transformée en femme-machine quasi terrifiante.

Le monoLOG de Samuel Lefeuvre, sous influence lynchienne.
Le monoLOG de Samuel Lefeuvre, sous influence lynchienne.© Caroline Thirion

Cette aliénation, ce corps comme possédé, figure aussi au centre du solo de Samuel Lefeuvre, Français au corps apparemment capable de toutes les dislocations. Arrivé à 19 ans à Bruxelles grâce à la chorégraphe Michèle Anne De Mey, il y est resté pour danser chez Alain Platel et la compagnie Peeping Tom. Dans son monoLOG, long d’une dizaine de minutes, il incarne une sorte de version masculine de la « Femme à la bûche » (the Log Lady) de la série mythique Twin Peaks. « J’adore David Lynch et l’étrangeté qu’il y à l’intérieur de ses films, les glissements entre une réalité et une autre, explique-t-il. Le statut de cette femme qui a un monologue face caméra avant chaque épisode m’intéressait, j’adorais cette idée d’oracle, un personnage qui s’exprime avec un vocabulaire vraiment étrange, qu’on n’est pas sûr de comprendre. »

Autre prouesse physique découlant d’une idée toute simple chez Daniel Linehan, né à Seattle, passé par New York et venu à Bruxelles pour étudier à P.A.R.T.S., l’école à la réputation internationale d’Anne Teresa De Keersmaeker (c’est le cas pour beaucoup de chorégraphes étrangers installés dans la capitale belge). Le solo qui l’a révélé, Not about Everything, créé en 2007 et montré depuis dans une cinquantaine de lieux à travers le monde, se base sur un seul mouvement, continu: la rotation. Encore plus fort qu’un derviche, Daniel Linehan tourne non seulement sur lui-même, mais en même temps il parle (ici non plus, pas de droit à l’erreur: les paroles sont doublées par un enregistrement), se déshabille, boit, lit une lettre, la signe et la glisse dans une enveloppe pour un vrai courrier. « Not About Everything est un des premiers solos que j’ai créés, confie-t-il. J’avais beaucoup de questions en tête sur ce que signifie « créer une pièce » et, d’une certaine manière, ces questions ont pris la forme physique de tourner en rond. Au début, j’avais la nausée quand je tournais, mais à force d’entraînement, mon corps s’est adapté. » Une fameuse prestation, agrémentée d’une dose appréciable d’humour et de second degré.

Danse ou pas?

La « radicalité » des chorégraphes bruxellois réside aussi dans la conception de ce qu’est la danse, dans l’exploration de ses frontières. « Ce que je trouve très intéressant ces dernières années, c’est qu’on sent que la danse, plus que toutes les autres disciplines, est devenue très multi ou même transdisciplinaire, note Tom Bonte, à la tête de cette maison particulièrement défricheuse qu’est le Beursschouwburg. Le lien avec les arts plastiques, par exemple, est très important. C’est une superposition qui est à l’oeuvre dans toute l’Europe, mais particulièrement remarquable à Bruxelles. Et pour certains spectacles de Radikal, on peut se demander si c’est encore de la danse. La question est même de savoir si « danse » est un mot dont nous avons encore besoin. »

Illustration de cet état de fait avec Louise Vanneste (présente ici avec les quatre solos juxtaposés de Gone In a Heartbeat), qui conçoit le mouvement parallèlement avec la scénographie, la musique et la lumière et construit par ailleurs de véritables installations plastiques. Ou avec Benjamin Vandewalle qui, avec Walking the Line, propose à une quinzaine de « spectateurs » de déambuler ensemble dans la ville, accrochés les uns aux autres comme les Aveugles de Brueghel, tantôt en fermant les yeux, tantôt en percevant l’environnement urbain (ici les environs et l’intérieur de la gare Ostbahnhof) à travers un masque-périscope. Une expérience aussi déroutante que captivante, qui exige du « public » un certain lâcher-prise.

Multiverse, de Louis Vanhaverbeke: bricolé, fragile, renversant.
Multiverse, de Louis Vanhaverbeke: bricolé, fragile, renversant.© Caroline Thirion

Le Gantois Louis Vanhaverbeke, formé à la School for New Dance Development à Amsterdam, évolue lui aussi sur cette fine frontière qui sépare danse et performance, ajoutant à cela des talents de DJ, de chanteur et de beatboxeur dans Multiverse, gros coup de coeur de ces deux jours berlinois. Déclinant la forme du cercle avec des objets du quotidien (parapluie, crème chantilly, entonnoir, boule à facettes, poêle, serpillère, nappe, skateboard… et plusieurs tourne-disques), il bricole une cosmogonie fragile, sur roulettes, empilée, qui peut s’écrouler à chaque instant. Alerte à Malibu y croise le Candle In the Wind d’Elton John, le retournement d’une crêpe y prend des proportions dramatiques sur Music Was My First Love de John Miles, avant un décollage vers l’espace.

Si l’on sent, chez certains, une filiation réaffirmée avec les chorégraphes qui ont fait exploser la danse belge dans les années 1980 et 1990, on assiste ici aussi et surtout à l’affirmation d’une nouvelle garde, hétérogène mais solide, et prête à en découdre. Radicalement.

Où les voir?
  • Ayelen Parolin: Autoctonos II, les 24 et 25 novembre à la Raffinerie à Bruxelles.
  • Louise Vanneste: Thérians, du 21 au 25 novembre aux Brigittines à Bruxelles.
  • Benjamin Vandewalle: Walking the Line, le 25 novembre au Kaaitheater à Bruxelles.
  • Louis Vanhaverbeke: Multiverse, le 7 janvier au Bronks à Bruxelles.
  • Salva Sanchis: A Love Supreme (avec Anne Teresa De Keersmaeker/Rosas), le 1er février au cultuurcentrum de Meent à Beersel, le 16 mai au CC De Factorij à Zaventem, le 31 mai au Schouwburg de Courtrai, du 6 au 10 juin au Kaaitheater à Bruxelles.
  • Leslie Mannès: Atomic 3001, le 24 mars au centre culturel Jacques Franck à Bruxelles.
  • Daniel Linehan: Un Sacre du Printemps, les 23 et 24 mars au Kaaitheater, à Bruxelles.

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