« Bruxelles est la ville où l’on trouve le plus de danseurs et de chorégraphes par mètre carré »

Stravinsky mené à l'abattoir: Mas-Sacre de Maria Clara Villa Lobos. © Silvano Magnone
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Bruxelloise d’adoption, la chorégraphe Maria Clara Villa Lobos s’est imposée à coups d’audace et d’humour dans cette ville où la danse foisonne. Adepte du trash et du kitsch, elle use de la scène pour dénoncer les travers de la société de consommation.

Une déracinée. C’est ainsi qu’elle se voit. Et quand on comptabilise les villes où elle a vécu (au gré des missions de son père, diplomate) et les années qu’elle a effectivement passées (dix, « même pas un quart de ma vie ») dans son pays natal, le Brésil, on ne peut que lui donner raison. A 16 ans, Maria Clara Villa Lobos étudie la danse classique à la Staatliche Ballettschule de Berlin, vit depuis l’Est la chute du mur en 1989, puis, pendant deux ans, le processus de réunification de l’Allemagne. A 19 ans, elle réside à Stockholm et assiste à plusieurs spectacles de Rosas, la compagnie de la Bruxelloise Anne Teresa De Keersmaeker. Une révélation: elle passera en Suède une audition pour entrer à Parts, l’école de la chorégraphe, qui accueille la crème internationale des danseurs. Elle est sélectionnée et y reste un an et demi. Peu, mais suffisant pour créer un lien fort avec Bruxelles. C’est là qu’après toutes ses années d’errance, elle trouve le terreau idéal pour s’implanter définitivement, dans sa vie professionnelle et privée. « Ce qui est particulier ici, c’est qu’on ne sent pas vraiment qu’on est étranger », explique-t-elle. « C’est plutôt agréable. Bruxelles est une sorte de no man’s land qui crée la possibilité pour tout un chacun de s’y identifier et de créer sa propre identité. »

Son identité de chorégraphe, c’est à Bruxelles 2000 que Maria Clara Villa Lobos la doit. Alors que la ville endosse le statut de capitale européenne de la culture, elle crée avec cinq danseurs XL, Because Size Does Matter. Le public y devient client d’un fast-food de la danse contemporaine et peut passer commande en direct. Au menu: Double De Keybus (roulades avec chevillières sur musique rock à la manière du grand Wim), De Maeker De Luxe (hommage à Anne Teresa intégrant dans les versions ultérieures le phagocytage de la chorégraphe belge par Beyoncé pour le clip de Countdown), Platel Pie (costumes bigarrés et outrances à la façon du roi des Ballets C de la B), Pina (Bausch) Mc Nuggets, (Jérome) Bel Sundae, Trish(a Brown) and chips, etc. « Ce spectacle témoignait d’un certain ras-le-bol, et de l’envie de parler de la difficulté de faire sa place en tant que jeune créateur. XL est né d’une nécessité de dire quelque chose sur le monde de la danse, plutôt que de faire de la danse. » Singeant avec culot mais justesse le vocabulaire de ses illustres aînés, Villa Lobos se fait repérer et s’affirme sur les scènes internationales: XL a tourné pendant plus d’une décennie de Londres à Vienne, de la Pologne au Danemark en passant par le théâtre de la Bastille à Paris.

« J’ai des goûts un peu kitsch », reconnait la chorégraphe.© Daniele Hustin

« Bruxelles est la ville où l’on trouve le plus de danseurs et de chorégraphes par mètre carré », reprend la chorégraphe. Une terre d’avant-garde qui sourit aux audacieux. En 2003, déclinant le titre de sa première pièce d’envergure, Maria Clara Villa Lobos crée M, une pièce moyenne. Autour d’un canapé, un trio masqué teste plusieurs positions sexuelles sur la musique de Vivaldi et de Miss Kittin. Le titre est un concept en soi : « M critique la société de consommation dans son volet médiatique. On a beaucoup travaillé sur les publicités, le faux, l’artificiel, l’image fabriquée. 2003, c’était l’époque des débuts de la téléréalité et des photos très sexualisées de Terry Richardson pour Sisley. Visuellement, M présente un côté Barbie et Ken. Je le reconnais, j’ai des goûts un peu kitsch (rires). »

Comme si XL ne suffisait pas, l’impertinente Brésilienne aventurera, en 2014, ses interrogations sociétales jusque sur le terrain d’un monument de la danse du XXe siècle, auquel les plus grands chorégraphes se sont frottés: Le Sacre du printemps. Quasiment cent ans après la création de ce ballet par Vaslav Nijinski et Igor Stravinsky, après les relectures de Maurice Béjart (1959), Pina Bausch (1975), Angelin Preljocaj (2001) et Sasha Waltz (2013), Villa Lobos s’inscrit dans cette prestigieuse lignée en transposant Le Sacre dans… un abattoir. Les rythmes obstinés des cordes, maltraitées par des coups d’archet qui s’abattent tels des coups de couteaux sortis de la scène de la douche de Psychose, s’appliquent à des scènes de boucherie, au propre comme au figuré. Un poulet est manipulé comme une marionnette en miroir d’un corps de femme livrant au passage une Origine du monde. Les corps des danseurs se muent en machineries des abattages. Le sacrifice humain originel de Stravinsky est porté, sur une Fifi Brindacier grasse et poilue, par trois clowns anthropophages, cousins trash de Ronald McDonald en string couleur chair et tablier en flots de ketchup. Le tout sur fond d’images réelles de bêtes s’alignant sans fin le long des rails implacables de l’industrie agroalimentaire. Un Mas-Sacre qui coupera l’appétit de tous les carnivores. Et les vidéos en caméra cachée diffusées par l’association L214 ou la récente affaire des ouvriers sommés de porter des couches pour ne pas quitter leur défilé de poulets rendront plus brûlante encore la reprise qui en est donnée au théâtre Les Tanneurs (1).

Maria Clara Villa Lobos, qui rêve aujourd’hui d’avoir son propre lieu de travail à Bruxelles, se prépare à revenir au jeune public, à qui elle a déjà offert XS (les petits y avaient droit à un spectacle à leur taille) et Têtes à têtes – des bonshommes à énorme caboche interagissant avec de la vidéo. Avec Alex au pays des poubelles, qui sera créé à la fin de l’année dans le cadre de Noël au théâtre (2), elle plonge Lewis Carroll dans les ordures, s’attaquant ainsi au dernier maillon de la chaîne de la consommation. Un nouveau défi pour cette artiste qui exige constamment d’elle-même une forte cohérence: « Je ne suis pas très productive parce qu’à chaque nouveau projet, je repars à zéro, je me demande ce que je vais pouvoir ajouter, quels sont les sujets qui me préoccupent vraiment… Je crois que d’autres artistes sont beaucoup plus dans une évidence par rapport au fait de créer. » Une revigorante tendance au doute, qui n’empêche donc ni les fulgurances ni les culots.

(1) Mas-Sacre, au théâtre Les Tanneurs, à Bruxelles. Les 3 et 4 juin, dans le cadre du D Festival. www.lestanneurs.be

(2) Festival Noël au théâtre, du 26 au 30 décembre prochains. www.ctej.be

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