Yael Naim, une chambre à soi

Yael Naim avait toujours travaillé avec son mari, musicien et producteur. Avec Nightsongs, elle a avancé en solitaire. © JULIEN MIGNOT
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Avec son nouvel album, conçu en solitaire au coeur de la nuit, Yael Naim a remué ses questionnements les plus intimes, cachés jusqu’ici derrière son éternel sourire. Splendide.

« Chacun a sa vision de la nuit. Certains en font une fête. Pour moi, c’est plutôt un moment intime, pendant lequel je peux travailler et créer. Parce qu’on n’est pas sollicité, qu’on peut plus facilement se concentrer. Et puis on navigue un peu entre le monde réel et celui des rêves. Ce qui donne accès à des choses plus profondes… Au fond, c’est un peu comme une naissance, qui se fait dans la pénombre et le silence. » En l’occurrence, le procédé aura permis à Yael Naim d' »accoucher » de son cinquième album, le bien nommé Nightsongs, conçu aux confins de la nuit, ce moment où les perspectives se troublent autant qu’elles s’étendent.

Je pense qu’il faut réussir à s’ancrer dans le présent, tout en ayant conscience qu’il change en permanence.

Par une curieuse ironie du sort, ce disque « d’intérieur » est sorti au tout début de la quarantaine. D’ailleurs, quand on contacte Yael Naim, elle est toujours cantonné chez elle, à Paris, avec homme et enfants. Elle « reçoit » dans son bureau, là où elle a précisément imaginé ses « chansons nocturnes ». Par la fenêtre de la vidéoconférence, on aperçoit une guitare, un clavier, pas mal de dessins accrochés un peu partout. C’est sa pièce à elle, sa « chambre à soi », pour reprendre le titre du fameux essai féministe de Virginia Woolf. « Quand on a dû déménager, il fallait absolument que chacun ait son espace, sinon c’était cause de divorce (rires). Donc, oui, la référence est pertinente. »

Jusqu’ici, Yael Naim avait toujours travaillé avec son compagnon David Donatien, également musicien et producteur. Avec Nightsongs, pour la première fois, elle a avancé totalement en solitaire. Dans la foulée, elle a même poussé le processus jusqu’à réaliser elle-même son premier clip. Dans la vidéo de Shine, chorégraphiée par Yoann Bourgeois, elle se balance sur un culbuto. « Je voulais voir ce que cela faisait de perdre ses repères et l’équilibre, mais sans jamais tomber. Ce qui était un peu ce que j’étais en train de vivre… »

Noir éclatant

Cela fait vingt ans maintenant que la carrière de Yael Naim a démarré. Et à peu près douze qu’elle a réellement basculé, grâce au tube New Soul. Depuis, la trajectoire de la Franco-Israélienne (1978, Paris) a suivi une courbe élégante, lui valant notamment trois Victoires de la musique, une reconnaissance du public et de la critique, et même une décoration officielle (chevalier de l’Ordre des arts et des lettres). Malgré cela, Yael Naim donne toujours l’impression d’évoluer un peu à la marge. « Je vois ce que vous voulez dire… C’est un peu comme à l’école: il y a toujours les gamins les plus « cool ». Moi, j’ai toujours été un peu moins « hype » que les autres (rires). » L’empreinte feelgood du hit originel y a sans doute participé. Mais pas seulement. « Dans mon histoire personnelle, je suis toujours passée pour la petite fille aimable, bonne élève. La musique, c’est un peu différent parce que je ne peux pas tricher. Mais même là-dedans, j’ai dû apprendre à dire merde, accepter le conflit… Quelque part, ce disque fait partie de ces changements que j’ai envie d’acter. En me retrouvant face à moi-même, des choses sont sorties, que j’ai transformées en chansons. Pendant longtemps, je n’ai d’ailleurs pas osé les faire écouter… »

Yael Naim, Nightsongs, dist. Pias. En concert le 24 septembre prochain, à l'église Notre-Dame de Laeken.
Yael Naim, Nightsongs, dist. Pias. En concert le 24 septembre prochain, à l’église Notre-Dame de Laeken.

Au creux de la nuit, Yael Naim a entrepris de sonder ses côtés les plus sombres. Avec tout ce que cela peut susciter de fascination. Et de confusion. Des notes sont sorties, des mots ont fusé, pour une fois, en français. Dans Des trous, par exemple: « Je ne suis pas assez forte pour être ton pansement. » « Certaines chansons ont été très troublantes pour moi. Quand le projet s’est confirmé, on a d’ailleurs eu une discussion avec David. J’avais peur de me censurer, de devoir faire un choix entre la « vraie » vie et ma vie intérieure. J’ai donc juste demandé que les paroles ne soient pas sujet à débat. Je voulais que cela reste un monde où tout est permis. »

Plongeant dans les eaux tourbeuses de son inconscient, Yael Naim en est ressortie avec des mélodies sombres et contemplatives, mêlant textures acoustiques et électroniques, chant solitaire et choeurs spirituels (l’ensemble baroque Zene). Ces dernières années, Yael Naim a perdu son père, en même temps qu’elle devenait mère pour la seconde fois. Elle a aussi franchi le « cap » des 40 ans, ce promontoire piégeux qui pousse immanquablement à jeter un regard insistant en arrière. « J’ai toujours connu la phase lumineuse. J’étais souriante, plutôt « mignonne », la vie était relativement douce. Cela a pu m’amener à mettre toute une partie de moi sous le tapis. Aujourd’hui, j’ai envie de la ressortir et de faire davantage connaissance avec elle. »

Comme tout virage, il a fallu le négocier. Et convaincre les autres de sa pertinence. Ce qui ne se fit pas sans mal. A un moment, le projet a même failli capoter. « Il y a trois ans, j’avais présenté une première version à mon équipe. Je m’attendais à ce qu’ils soient direct- ement emballés. Au lieu de ça, ils m’ont fait comprendre qu’ils trouvaient le projet « ennuyeux ». J’étais furieuse (rires)! » Yael Naim pense alors mettre le disque au frigo. « Mais chaque fois que je rallumais mon ordinateur le matin, je rouvrais le dossier Nightsongs. » Elle insiste donc, ajoute d’autres chansons, retravaille certains arrangements, clarifie la direction. « Je les ai eus à l’usure (rires). Plus sérieusement, j’ai beaucoup bossé. Les nouveaux titres ont aussi apporté un meilleur équilibre, une plus grande unité. Car c’est quand même un projet très immersif. Que l’on peut trouver boring, c’est une question de goût. Mais, personnellement, j’aime bien les albums qui fonctionnent comme ça. »

Il ne faudrait pas se tromper. Aussi crépusculaires soient-elles, les chansons de Nightsongs irradient, brûlantes comme la glace. L’idée revient d’ailleurs souvent tout au long de l’album: comment maintenir la flamme? « On passe tous par des moments comme ça. D’un côté, on vous éduque dans l’idée que plus grande est la stabilité, mieux c’est. De l’autre, par la force des choses, vous changez et évoluez tout le temps. Comment jongler entre les deux? A un moment, j’ai eu très peur quand j’ai senti que je commençais à glisser: jusqu’où me décaler? Est-ce que je dois tout détruire, quitter mon mec, mon label, abandonner les enfants? Même le simple fait de se pencher sur ces questions peut faire peur. Finalement, je pense qu’il faut réussir à s’ancrer dans le présent, tout en ayant conscience qu’il change en permanence, et donc de ne pas avoir peur de bousculer les choses quand c’est nécessaire. C’est cet équilibre que j’essaie de trouver… »

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