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Tori Amos: un chant référencé et des textes écrits à la pierre ponce. © JAKUB KAMINSKI/BELGAIMAGE
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Dans Native Invader, la rouquine américaine Tori Amos pose les limites de la souffrance: celle de l’AVC paralysant sa mère, et celle des vastes iniquités de la non-gouvernance Trump.

Tori Amos s’est dressée entre le Bösendorfer à queue et le maigre piano numérique, jouant simultanément des deux claviers aux ports contrastés. Cheveux carotte et cape bleu clair, la quinqua porte aussi une large paire de lunettes à la Barbara, renforçant une allure de coléoptère équilibriste ou, selon ses propres mots, de « femme araignée ». Elle est seule en scène dans ce miniconcert privé au sous-sol du Courtyard Theatre d’Hoxton, à l’est de Londres, la voix toujours grainée par de généreuses qualités de mezzo-soprano.

A quoi reconnaît-on qu’on assiste au show d’une star, en dehors de la qualité des zakouskis servis en prélude? Peut-être à cette ligne, tracée à même le sol et délimitant la frontière que le public (une centaine de personnes) est prié de ne pas franchir, admiratif, certes, mais à deux mètres du podium. Ce soir, à Londres, la préciosité n’est toutefois pas que dans le dispositif, elle est aussi dans ce chant référencé – impossible de ne pas penser à Kate Bush – qui, en trente minutes, dévoile une paire de nouveaux titres de Native Invader (1), le quinzième album de Tori Amos. Elle y déflore notamment Reindeer King, parabole sur le doute inhérent et la nécessité de revenir à soi sur une planète suppliciée. Toujours avec une collection de minauderies qui en certifie la préciosité, par exemple dans les mélodies, toutes jumelles dans la façon d’appuyer la caresse.

Traiter l’intime

Le vinaigre est donc ailleurs, dans les textes écrits à la pierre ponce sur des mots définissant défaites et déceptions: Breakaway, la chanson la plus immédiate du disque, convoque des sensations organiques – « This jungle is dark/But full of diamonds » – comme s’il fallait décorer le cadre des conflits, amoureux ou autres. Dans un autre éclat et avec Climb, c’est l’une des constantes thématiques de la chanteuse qui revient en force via l’imagerie d’une église et d’anges vertueux. Ceux-ci ramènent à la bio de l’artiste, fille du révérend Edison McKinley Amos, méthodiste tendance libertaire qui chaperonne une Tori déjà virtuose, à 13 ans, de son propre répertoire, dans une tournée de bars et autres gay clubs de Washington DC et environs. C’est aussi le pater qui, envoyant sans cesse les maquettes de chansons de sa fille aux labels, convaincra le producteur réputé Narada Michael Walden de signer l’adolescente surdouée.

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C’est précisément le désir d’entreprendre un périple aux racines familiales qui devait présider à la réalisation de Native Invader. Bercée par les récits d’ascendances indiennes de sa famille, Tori Amos a alors le projet d’un retour aux sources aux Great Smoky Mountains – territoire accidenté entre la Caroline du Nord et le Tennessee. Elle devra faire face à un changement de programme. « Ce voyage qui se voulait initiatique a dévié à cause de la maladie soudaine de ma mère, victime d’une sévère attaque. » Le lendemain du show, on partage un canapé et une interview avec la chanteuse: pour cette troisième rencontre en quinze ans, la pianiste de formation classique garde toujours le sens de la composition. Les lèvres sont davantage ourlées – signe d’une intervention cosmétique? – mais le regard n’a pas changé, d’un insistant vert profond, pas plus que la gravité théâtrale des phrases.

Tori n’a jamais manqué de traiter l’intime en musique, racontant fameusement sur Little Earthquakes, son premier album de 1992, son viol à l’âge de 21 ans à Los Angeles par le patron du bar où elle venait de se produire. La chose, Me And a Gun, devait marquer durablement les esprits et amener la création du groupe de soutien Rainn aux victimes d’abus sexuels (2). Pourtant, lorsqu’on en vient à la question maternelle – traitée ici dans Mary’s Eyes -, Tori Amos accuse le coup et ralentit soudain le débit: « Ma mère se bat, elle a choisi de rester sur cette planète, ce qui est une démarche d’humilité parce que pour elle, paralysée d’un côté, cela demande un maximum d’efforts d’être là. Etre en face d’elle est un fameux défi: elle respire l’amour mais ne communique pas de la façon qui nous était habituelle, elle semble être dans le vide – le vide qu’amène parfois la vie. Elle est toujours là, mais je ne sais pas jusqu’à quel point. Les attaques cérébrales sont traumatisantes pour les victimes mais constituent aussi un choc pour l’entourage. »

Force et résilience

La paralysie et les soins afférents semblent aussi être une forme d’extension des tâches de la famille Amos, puisque la soeur de Tori, Marie, est médecin gériatre dans les environs de Washington DC: « Elle possède une compréhension de ce monde auquel je n’avais pas été exposée jusqu’ici. Elle m’explique ce qui s’y passe et comment dealer avec la communauté médicale, ce qui n’est pas superflu. Surtout, Marie m’explique combien les personnes en maisons de retraite souffrent du manque de personnel soignant, et combien l’Amérique n’aide pas assez les gens. La tristesse de tout cela est que ceux qui nous ont éduqués -nos parents, nos enseignants – se trouvent maintenant en attente de la mort, très souvent délaissés, négligés. »

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La solitude et l’abandon comme symptômes d’une maladie potentiellement mortelle qui défie l’Amérique, le trumpisme? « Native Invader est un disque émotionnel en des temps extrêmement politiques. Dans ce contexte exacerbé de postélections, les amitiés se sont dégradées, les familles désunies, mais comme on l’a vu récemment à Charlottesville, les muses de la liberté s’en sont mêlées. Ce sont elles aussi qui m’ont forcée à me placer dans mon actuel jardin sonique. » Un moment, on pense que Tori va nous sortir la Bible – présente comme il se doit dans toute chambre d’hôtel anglaise… -, mais elle se contente de repositionner géographies et croyances. Résidente de Grande-Bretagne depuis la fin des années 1990 en compagnie de son mari anglais, l’ingénieur du son Mark Hawley, elle divise son temps entre une maison des Cornouailles – où Native Invader a été enregistré – et une autre en Floride. « Ce sont les deux perspectives qui construisent une opinion, mais c’est aux Etats-Unis que j’ai connu le système éducatif, là que j’ai appris à jouer du piano et que tout m’a influencé. Mon travail, finalement, consiste à construire un espace, également façonné par une grand-mère chrétienne, missionnaire et militante. » Sainte Tori, priez pour nous? « Les prières sont là pour donner de la force, de la résilience, et mes chansons ont cela en elles, parce qu’elles incarnent une période, au bout du compte, assez terrible. »

(1) CD Native Invader chez Universal.

(2) Rape, Abuse & Incest National Network.

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