Serge Coosemans

Vin rouge, boules Quiès, Lendormin, branlette

Serge Coosemans Chroniqueur

Alors que la chanteuse Ela Orleans se faisait jeter de l’Epaulé du même nom, Serge Coosemans essayait de s’endormir avec la haine de l’humanité entre les deux oreilles. L’occasion de parler d’Ixelles by night, de son prestigieux passé, de sa politique rébarbative et de la solution masturbatoire à tous les problèmes de voisinage. Sortie de Route, S03E18.

Psychodrame à l’Epaulé Jeté, nouveau bar de la Place Flagey, ce samedi soir, où était censée se produire, dans une relative indifférence, Ela Orleans, une dame qui fait de la musique rêveuse très propre sur elle, du genre à plaire aux amateurs de la bande originale de Twin Peaks. Sur Twitter, ça commence par « Brussels is THE place », vers 20h45. Quelques minutes plus tard, Orleans lâche « Wow police is not allowing live show and threatening to shut the place where I’m supposed to play » (« Tcheu dis, la police interdit le concert et menace de fermer l’endroit où je suis supposée jouer »). Elle y va dans la foulée d’un petit « EU is a police state » bien indigné, avant de finalement clôturer l’affaire, vers 3 heures du matin, en disant avoir traversé l’enfer (« I think I just came back from hell »). Je n’en sais pas beaucoup plus, sinon que la police a donc menacé de fermer l’Epaulé Jeté et a interdit un concert à 21 heures quasi pétantes, au motif de tapage nocturne… en dehors des heures de tapage nocturne (22h-06h). Au même moment ou presque, à un petit kilomètre de là, du côté de la Place Fernand Cocq, fiévreux, nerveux, lessivé, j’essayais péniblement de m’endormir, l’humeur dégueulasse.

Dans le voisinage, se tenait une fête. Je n’ai pas entendu de musique mais toutes les 40 secondes environ, une fille lâchait un hurlement de corne de brume sous ecstasy, auquel répondait une voix d’homme imitant la chèvre. Ça ricanait ensuite comme des souris mexicaines. Dans ma somnolence malade, je me suis imaginé au Brico Center en train de caresser les lames de tronçonneuses et d’évaluer la potentialité des bidons d’acides. Ce fut une jouissance et une délivrance non négligeables que mon subconscient imagine tuer dans d’atroces souffrances et avec beaucoup de malignité ce duo de bruyants blaireaux. Par contre, il ne me serait jamais venu à l’idée d’appeler les condés pour faire taire ces deux cons. En effet, qui suis-je, tout seul, tout suant, un samedi soir à 21h30, la haine de l’humanité entre les deux oreilles, pour envoyer les flics arrêter une fête de dix, vingt ou cinquante personnes, fussent-elles toutes de puissants réceptacles à bêtise ? Pourquoi me plaindre aux forces de l’ordre que des gens s’amusent au risque de leur faire tomber sur le coin de la fraise une quinzaine de flics qui vont au minimum leur coller une bonne prune, au pire, quelques pêches? Cela relèverait de la tyrannie, option politique qui reste abominable. Vin rouge, Boules Quiès, Lendormin, branlette, voilà ma solution aux sommeils perturbés. Ce n’est pas un scoop, ça marche.

Mine de rien, ces deux saynètes en disent long sur ce qu’est Ixelles en 2014. Je suis né à Ixelles, j’ai fait mes études à Ixelles et à chaque fois que j’ai trouvé mes marques dans un appartement, que j’ai apprécié vivre quelque part, c’était aussi toujours à Ixelles. J’ai longtemps habité Schaerbeek, à la limite d’Evere, presque la province. Quand j’étais jeune, les années 80, pour un gamin de cette zone oubliée de la hype, Ixelles, c’était Paris. Boîtes congolaises, jazz à tous les étages. L’Ultime Atome et l’Amour Fou qui étaient de véritables repaires de révolutionnaires et non pas des cantines à bobos. J’ai appris l’art du râteau en invitant des filles à danser des slows à l’Aquarelle, rue Arnaud Fraiteur, oui, une vraie discothèque au Cimetière. J’ai connu le Café Noir, rue de l’Athénée, notre version des bouges à artistes post-punk du Lower East Side, ainsi que les liqueurs fortes des petits portugais interlopes derrière Flagey. J’ai participé à des dégeulis de commitards de l’ULB, vu plein de concerts déments à la VUB. Je me suis pris la tête en appartements mérulés par quelques gros cons de l’INSAS, j’ai traqué la fille de rupin dans les studettes de l’Avenue Louise. Ixelles, c’était véritablement un décor de film, le socle des possibles. Aujourd’hui, encore un petit effort de la part du MR local, et on en arrivera par contre bien vite à un simili Namur juste à côté de la Petite Ceinture.

J’ai retrouvé le programme du MR ixellois pour les élections du 14 octobre 2012. Cela me fait cogner le plancher des dents du bas d’y lire que « garantir la tranquillité et la quiétude des riverains ixellois en luttant plus efficacement contre le tapage nocturne » passe AVANT les mesures de propreté publique, les travaux d’intérêt général, le logement, l’enseignement ou l’accès aux crèches. Cette marotte du boucan ne serait pas déplacée dans une zone résidentielle qui verrait s’installer à ses portes un mégadancing. Il se fait que l’on parle d’Ixelles, qui est non seulement le deuxième centre-ville de Bruxelles, mais aussi la commune où bistrots déglingosses pour universitaires gueules en terre et lupanars discrets de la rue de Livourne, institutions pour « euro-ivrognes » à l’ombre du Parlement Européen et dancings africains, traditions jazz et beuveries portugaises ont toujours fait partie de l’ADN local. Autrement dit, je trouverais pour le moins logique que la personne politique qui désire diriger au mieux une telle entité urbaine aille au charbon pour faire prospérer cette richesse nocturne, l’aide à s’épanouir, accepte l’idée qu’un dj-set ou un concert de pointure (ou de demi-pointure) internationale ne relève nullement de la nuisance sonore mais bien du rayonnement culturel. À la place, on a à Ixelles une continuation assumée de la véritable croisade « contre le tapage nocturne » que mena durant les années 90 Yves de Jonghe d’Ardoye, qui imposa des heures de fermeture draconiennes aux bars de nuit, entraînant quelques faillites et imposant quelques fermetures au nom de la tranquillité des riverains. 20 ans plus tard, alors que Dominique Defourny, une proche de l’ancien bourgmestre, s’apprête à prendre le pouvoir, cette obsession de l’incivilité et de la nuisance, restent fortes du côté de la Maison Communale.

Le bobo que je suis (le torchon droitiste La Tribune de Bruxelles avait en 2007 attribué l’échec du MR à une nouvelle typologie de l’électorat local : en gros, des expats et des bobos ne comprenant rien à rien) ne peut dès lors s’empêcher de poser quelques questions. Est-il normal qu’Ixelles, nid avéré d’oiseaux de nuit, ferme aux mêmes heures que la province française la plus reculée? La victoire d’un voisin barbouillé des oreilles et d’une poignée de flics sur deux cents fêtards, est-ce encore la démocratie? L’amende administrative est-elle une invention nécessaire en temps de crise, de chômage et de précarité, pour remplir les caisses vides pour cause d’exonération d’impôts sur le travail ? Permettre l’ouverture d’un bar de nuit, en percevant pas mal de taxes au passage, pour ensuite accélérer sa fermeture ou sa perte de clients à force de tracasseries, est-ce du cafouillage, de l’amateurisme ou de la spéculation? Enfin, pourquoi déranger deux combis de flics quand un petit ballon de vinasse, un médicament facile d’accès et un peu de mouvement de la main dans la culotte suffisent à faire passer le marchand de sable ?

Serge Coosemans

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