Un voeu pour 2021: moins de bienveillance dans les commerces culturels!

John Cusack et Jack Black dans High Fidelity de Stephen Frears. © DR
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Acheter de la culture à un disquaire hautain ou à un libraire ronchon est une expérience importante similaire aux rites antiques où le préadolescent est symboliquement tué afin de pouvoir devenir pleinement adulte, nous avance ce Crash Test S06E16. Hein? Quoi? Mais en voilà un sujet de discussion pour lancer Tonton autour du brasero à Noël!

Cela fait maintenant quelques semaines que m’imprègne une nostalgie certaine pour les méchants disquaires et les libraires bougons. J’aimerais en effet, comme c’était souvent le cas lorsque j’étais plus jeune, pouvoir encore entrer dans un antre culturel richement achalandé avec la possibilité d’en ressortir totalement humilié. Pour la plupart, vous voyez très certainement ce que j’évoque ici. Un disquaire qui vous fait bien sentir que vous ne connaissez que dalle en musique, que vous goûts ne sont même pas dignes de ceux du fan-club Céline Dion. Un libraire qui vous rit au nez quand vous achetez un livre qu’il estime nul ou dépassé ou écrit par une crevure d’une orientation politique qui n’est pas la sienne.

Il y a quelques jours, je suis ainsi entré dans ce magasin de disques du centre de Liège spécialisé en métal pour en ressortir avec un exemplaire en vinyle du Non-Stop Erotic Cabaret de Soft Cell. Durant les années 80, je n’aurais jamais osé commettre un tel affront. Je n’aurais même pas osé sortir le disque du bac, de peur de recevoir un coup de hache de Viking dans le dos ou qu’une trappe s’ouvre sous mes pieds pour me précipiter en ligne droite dans l’assiette de Satan, leur maître à tous. J’aurais fort craint me faire traiter de « tapette disco » et ensuite me morfondre de longues heures à propos de mon identité sexuelle et de mes goûts musicaux. Au mieux, j’aurais acheté le Soft Cell « pour ma petite soeur » en prenant aussi deux Pantera et un Slayer que j’aurais aussitôt revendus chez le soldeur d’à côté. Là, non. La dame à la caisse était charmante et m’a proposé un « sachet » sans que je ne l’interprète comme relevant d’une volonté que les passants de la rue ne me voient pas sortir de son magasin avec un exemplaire de musique électronique gay. La transaction commerciale s’est donc très bien passée et j’ai trouvé ça un peu dommage. Je m’étais même préparé des arguments pour contrer les critiques qui auraient pu fuser: « hé ho, c’est pas des pyromanes d’opérette d’églises norvégiennes abandonnées, Soft Cell! Marc Almond fait VRAIMENT partie de la Church of Satan et Dave Ball a pris plus de cuites et de drogues que tout Van Halen réuni, sans pour autant se la ramener en leggings léopard, LUI! »

Bref…

Quelques jours avant cette anecdote, j’apprenais qu’il existait un documentaire sur le disquaire new-yorkais Other Music, désormais fermé. Je n’y ai jamais mis les pieds et répète donc ce que j’en ai lu sur Internet: le magasin était formidable, on y trouvait des choses incroyables et cette offre a visiblement influencé la musique de groupes comme Animal Collective et Vampire Weekend. Mais le personnel était vraiment désagréable. Ce qui fait que les clients hésitaient à demander conseil et se faisaient même rabrouer quand ils évoquaient ce que les vendeurs estimaient une connerie ou disaient chercher un album qui relevait pour eux du mainstream. Je suis sûr que cela vous évoque quelques souvenirs similaires. À Bruxelles, Le Grec, JukeBox et Looping du temps de Clash City Records. Le personnel de Music Mania, rue de la Fourche, pour l’ensemble de son oeuvre collective. À Paris, Rough Trade du temps où Ivan Smagghe et Arnaud Rebotini y terrorisaient la clientèle. À Londres, ce magasin de seconde main sur Portobello Road qui était en fait divisé en deux sans ligne de démarcation visible et dont les propriétaires de chaque partie ne pouvaient plus se blairer et le faisaient bien sentir à leurs clientèles respectives. Des exemples du genre, on en a tous, partout, du moins si on a fréquenté les disquaires. Nick Hornby en a même fait un bouquin célèbre devenu un film célèbre (et aujourd’hui une série télé presque célèbre). Je n’évoque d’ailleurs là que les disquaires mais les libraires, surtout de seconde main, étaient en réalité souvent pires. Et je ne vous parle même pas des antiquaires et des collectionneurs de timbres.

Cela ne me plaît généralement pas du tout d’être rudoyé durant une transaction commerciale mais je dois bien reconnaître que sans avoir appris à surmonter ma crainte des réactions de quelques disquaires et libraires d’occasion des années 80/90/2000, je ne serais probablement pas le même aujourd’hui. Mes goûts seraient peut-être moins éclectiques, plus formatés, moins affirmés, plus prétentieux. Passer du « houlala, je vais me faire massacrer en lui achetant ça » à « j’en ai rien à foutre de ce que pense ce tocard » est une étape je pense importante dans la vie humaine. De même que le primordial « mais qu’il se le foute au cul son pressage japonais à 37 balles, je prends le CD à 7 euros! » Il est assez documenté et même prouvé que si les populations occidentales sont aujourd’hui complètement névrosées à l’idée de la mort, c’est parce que nous avons abandonné les rites antiques où le préadolescent est symboliquement tué.

Je ne suis pas ici en train d’écrire totalement au premier degré, mais je pense qu’il peut y avoir certaines similitudes avec ce dont je parle. Si se procurer de la culture se fait uniquement dans un environnement neutre ou bienveillant, peut-être reste-t-on toute sa vie simple consommateur, que cette culture n’est plus associée à une affirmation de soi, à un dépassement personnel, à un challenge relevé… J’aurais acheté ce même album de Soft Cell sans rougir dans un magasin de métal il y a 30 ans, ça aurait représenté une grande victoire sur « mon moi-même », sur les clans culturels adverses, sur l’acné mentale et sur Satan. Là, pas loin de 24 heures après l’avoir acheté, je n’ai toujours pas posé ce disque (que je connais déjà par coeur, soit dit en passant) sur la platine et j’écoute des chansons de la période folk de Donovan sur YouTube.

Un voeu pour 2021, donc: que se procurer de la culture redevienne une aventure exigeante. Avec des boss à vaincre après s’être musclé la répartie et le respect de soi. Sinon, à quoi bon rechigner le recours à Amazon?

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