The Drone, Gonzaï: Növövisions 2.0

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Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Sur la blogosphère indie, The Drone et Gonzaï, deux sites français, bousculent les habitudes d’une presse musicale moribonde en revenant aux fondamentaux du genre: niaque, angles, attitude, méfiance de la promo. Le résultat est moderne et, souvent, passionnant.

Gonzaï, site forcément un poil gonzo, sous haute influence Hunter Thompson/Lester Bangs donc, apparaît sur la toile en 2007, avec pour obsession et angle journalistique que « seul le détail compte ». Les papiers sont longs, truffés de digressions, parfois ramenards et trop écrits, mais souvent passionnants. En 2012, sur le principe risqué du crowdfunding et dans le stress absolu si on en croit les statuts Facebook d’alors de Thomas Ducrès, l’éditeur, Gonzaï passe à la version papier. Ce n’est pas un franc succès mais l’objet bénéficie d’un culte plus que correct et la « marque » mais aussi l’équipe gagnent galons et reconnaissance. Le numéro 6 vient de sortir et il est déjà assuré que d’autres suivront en 2014, des fonds ayant été levés garantissant une année d’activités « sans avoir le gun sur la tempe ». The Drone naît de son côté en 2009. Plus pointu que Gonzaï, plus attiré par la techno et le post-rock notamment, le site est fondé par David Pais et Clément Mathon, deux anciens de la rédaction de Tracks (Arte). Ils privilégient la vidéo, les podcasts et les mix aux textes, le tout sous un format souvent court, percutant et blagueur. Comme le choix du nom le laisse deviner, il y a chez The Drone une idée de veille, de surveillance de l’Internet, et il en sort que ces mecs plus aware que notre JCVD national dénichent souvent avant tout le monde, y compris les hipsters les plus renifleurs, ce qui fera suer l’indie et l’underground 2 mois plus tard. Magnéto, Serge!

Vos sites se sont-ils créés comme des groupes de rock? D’une frustration? D’une envie de fabriquer ce que vous ne trouviez pas ailleurs?

Clément Mathon: The Drone n’est pas né d’une frustration mais je pense que c’est le genre d’expérience qui naît parce qu’on a quelque chose à dire. Après 4 ou 5 ans passés à la rédaction de Tracks sur Arte, on trouvait qu’en matière d’audiovisuel sur le Net, il y avait encore beaucoup d’amateurisme. Nous qui avions été nourris au grain de la télé -qui est l’un des derniers mediums avec de l’argent-, on avait appris à travailler avec des moyens et on avait envie de produire sur Internet avec des moyens, d’emmener des caméras dans des endroits où la télé ne les envoie pas. Sur le hertzien, Tracks est sans doute l’une des dernières tribunes où ce genre de chose est possible mais on avait envie de plus de réactivité et on avait aussi l’impression d’avoir plutôt fait le tour du truc. Tracks, c’est une toute petite rédaction et une émission qui a maintenant plus de 15 ans. On avait envie d’aller au-delà, de réfléchir à de nouvelles écritures, de faire partie de quelque-chose qui fait aussi peut-être aussi plus partie de notre génération.

Thomas Ducrès (alias Bester Langs): En 2007, je n’arrivais pas à entrer dans la presse écrite, à faire mon trou. J’en suis vite arrivé à la conclusion qu’il valait mieux faire les choses par soi-même. Du coup, on a créé le site avec 150 balles, ce qui correspond plus ou moins à une sous-paye de graphiste. Ça a commencé d’une frustration, d’une envie d’exister, assez égotique, on ne va pas se mentir. Je voulais aussi trouver ce que je ne trouvais pas ailleurs. Ce qui me débecte dans la presse culturelle, par exemple, c’est toute la qualification du rock: des chroniques et des papiers où l’on te parle de « batteries syncopées », « de guitares synthétiques », « de mélodies boisées »… Il y a des mots (« tellurique », « séminal »…) que tu ne peux plus utiliser. L’idée, c’était surtout de redonner l’importance à un certain point de vue, celui du journaliste. Bizarrement, ce n’est pas évident pour tout le monde.

La presse musicale vous fatigue?

Clément Mathon: Dans un monde où l’on trouve certaines infos dans les bios fournies par le label, sur Wikipédia et sous la table, aller voir quelqu’un pour lui demander comment son disque a été composé n’a aucun intérêt. L’idée de The Drone, c’est de problématiser un tout petit peu les choses. On a envie d’aller voir les gens pour leur demander où ils ont grandi, à quoi ressemblait leur chambre d’enfant, qu’ils nous racontent les moments de rupture, leurs cassures. Le fanzinat a inscrit une tradition qui consiste à parler de pop-music de façon trop spécialiste: les années de sortie, les comparaisons avec les trucs complètement abscons… On ne s’intéresse pas assez à ce que sont les gens. Quand il s’agit de Madonna ou de Michael Jackson, le public se régale de connaître les détails de leurs vies. Nous, c’est pareil pour les groupes que l’on va rencontrer. On a envie de savoir où ont grandi les mecs, qui ils ont baisé, qui ils n’ont pas baisé et pourquoi, les drogues qu’ils prennent et où ils achètent leurs paninis.

Thomas Ducrès: Cela nous amène au débat classique, au demeurant éventuellement sympathique, qui consiste à dire que tous les médias sont des cons et des fainéants, ce qui est en fait généralement vrai mais… Quand tu poses une fausse question et que l’artiste y répond, il est tout aussi responsable que toi si l’interview devient un échange à la con complètement vide. Quand j’écoute un disque, moi, la question qui m’obsède, c’est de savoir pourquoi le mec l’a sorti. Pourquoi il estime que son projet vaut le coup. Il se fait que dans 90% des cas, si tu poses cette question, le type en face n’a en fait pas la moindre réponse. Il va donc te servir la soupe et cela n’a aucun intérêt. L’idée de Gonzaï, ce n’est pas de cracher sur le reste de la presse, c’est de trouver un sillon qui soit différent. Plus intéressant mais aussi plus excitant.

Dans le magazine Gonzaï, vous vous faites clairement plaisir avec des sujets totalement hors-actu et parfois même complètement nerds alors que sur le site vous suivez davantage l’idée plus classique de promotion…

Thomas Ducrès: Non, on y couvre l’actu, ce n’est pas la même chose. Si on aime les disques, on accepte les interviews. Après, si les artistes se montrent odieux ou soporifiques, on n’hésite pas à le dire, ce qui ne relève certainement pas de la promo. Le magazine, c’est différent. Déjà, on ne voulait pas qu’il cannibalise le site alors on a décidé de faire quelque-chose de complètement anti-promo, sans pour autant tomber dans le vintage à la Schnock, qui est un super-produit qui marche d’ailleurs bien mieux que nous. On vend l’histoire de nos « héros »: des gens hors actu, qui n’ont bien souvent rien à vendre. Ça évite tout le jeu de dupes du portrait biaisé et des interviews de 10 pages pour vendre un film de Tarantino. Tout ce que fait une grande presse qui le fait éventuellement bien, en de rares occasions, mais qui moi, en tant que lecteur, ne m’intéresse pas du tout.

Est-ce vos sites, qui bousculent tout de même un peu les habitudes d’un milieu journalistique et de lecteurs au fond très conservateurs, dérangent d’une manière ou d’une autre?

Clément Mathon: On s’en fout. C’est la métaphore de l’encéphalogramme. À partir du moment où l’encéphalogramme peake un tout petit peu, forcément, nécessairement, tu fais chier du monde. Alors, soit tu sers la mélasse au bol d’eau tiède, tu fais des playlists pour la FM concon, soit tu dis quelque-chose et ça fait des mécontents. La manière de traiter le sujet est plus importante que le sujet en soi. Je n’aurais aucun souci par exemple à ce que l’on me parle de Françoise Hardy sur The Drone. Par contre, j’aimerais que l’on me trouve une fenêtre et un angle intéressants pour le faire. Est-ce qu’on le ferait pour autant? Non.

Thomas Ducrès: Bertrand Burgalat m’a un jour parlé de ce qu’il appelait dans les années 80 « la presse de riches », c’est-à-dire une presse pour bourgeois qui n’avaient pas le temps de se cultiver mais voulaient donner l’impression de connaître beaucoup de choses. C’est alors que serait née cette tendance des « cinq choses à savoir sur ». Une sorte de Reader’s Digest, la culture compressée. Ça pourrait tenir de la blague mais quand on voit aujourd’hui des sites comme Buzzfeed, c’est exactement comme ça qu’ils fonctionnent et ça cartonne. La presse web, c’est de pire en pire. La société s’embourgeoise, les gens veulent de la merde, ça m’énerve et c’est à ça que l’on essaye d’offrir une alternative. Modestement même si cela sonne très prétentieux.

Est-ce que vous vivez de vos activités médiatiques?

Thomas Ducrès: C’est compliqué. Le site ne génère pas d’argent et n’a pas vocation à le faire. Le magazine génère par contre une économie où des gens sont rémunérés de façon très symbolique. En clair, il y a deux personnes qui sont correctement payées sur la quarantaine de personnes qui bossent sur le mag. Après, il se fait que l’on travaille en parallèle avec des marques et cela génère une sorte d’économie qui permet de financer nos conneries. C’est très Robin des Bois. On prend aux riches pour donner aux pauvres, c’est-à-dire nous-mêmes.

Clément Mathon: Dans les grandes lignes, c’est plutôt pareil chez The Drone et je crois que c’est en fait un peu pareil pour tout le monde sur le Web. Tu montes ton projet à l’énergie et au jus de cerveau et puis, en parallèle, tu vends ton savoir-faire à ceux qui ont de l’argent. The Drone, qui a un numéro de commission paritaire, est un organe de presse officiel, édité par une société de production audiovisuelle. C’est elle qui nous fait bouffer.

Quels sont vos rapports avec ces marques?

Clément Mathon: Les marques qui viennent nous chercher, c’est parce que dès qu’elles ont vendu leurs couches-culottes, elles n’ont plus rien à dire et cherchent alors à prendre la parole sur la musique ou le cinéma. Elles viennent nous voir pour qu’on papote à leur place. Ce n’est pas facile. On sert de caution, on rencontre des gens sans être programmés pour rencontrer ce type de gens. Il y a de l’intelligence, aussi. Ce que fait Red Bull par rapport à la musique électronique, par exemple… Mais en fait, on travaille désormais plus avec des diffuseurs qu’avec des marques. Dernièrement, Radio France est venu nous chercher parce que l’on sait raconter des histoires sur Internet.

Thomas Ducrès: Il y a des marques qui te prennent comme caution tout en demandant un bilan comptable à la fin, genre « je ne comprends pas pourquoi je n’ai pas plus de clicks avec vous ». C’est le principal souci: trouver une juste mesure. Vivre de son art et de sa plume d’artiste maudit dans une chambre de bonne, j’ai franchement passé l’âge. D’un autre côté, niquer 7 ans d’une certaine crédibilité où on ne s’est jamais compromis ou du moins trop compromis, c’est dangereux et cela n’engage pas que moi. Si je récupère en mon nom un budget, ça peut me mettre en porte-à-faux envers les gens avec qui je bosse, qui ne sont pas rémunérés.

Certains pensent que vous dynamitez les conventions, d’autres que vous revenez aux fondamentaux. Pour les uns, vous êtes novateurs, pour les autres passéistes? Vous êtes surtout libres, non?

Clément Mathon: Il y a des histoires qui demandent à prendre le lecteur par la main et d’autres cas où il suffit d' »embedder » un Soundcloud en disant juste qu’il est cool à écouter. Tout est possible. Il faut juste garder à l’esprit la dynamique du Net. Si tu dépasses les cinq minutes, tu as en tous cas plutôt intérêt à avoir de la matière.

Thomas Ducrès: On ne fait pas du tout la même chose que The Drone, on est même totalement à l’opposé. Chez nous, on va plutôt taper dans les 15.000 signes là où dans la presse actuelle, le sujet serait expédié en 1500. Le long, ce n’est pas forcément une bonne chose. Mathématiquement, on perd des gens mais on s’en fout. On n’a pas d’annonceurs, on n’a pas de contraintes. On fait ce qu’on veut. Quand je vois les papiers les plus lus sur Gonzai, c’est quoi? Une interview que j’avais faite de Stupeflip où je lui disais que je trouvais sa musique pourrie et un papier sur Booba. Ça correspond aux tendances du moment. Si on avait fait un papier sur Fauve il y a un an en disant que Fauve, c’était de la grosse merde, cela aurait généré un flux énorme mais ça sert à quoi? Rien. Les attentes des lecteurs, on s’en fout. On se renouvelle, on fait gaffe à ne pas s’embourgeoiser.

Rencontre Serge Coosemans, à Paris

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