Serge Coosemans

Sortie de Table (4/5): Querelles d’hipsters et Point Geldof autour du Soylent

Serge Coosemans Chroniqueur

Série d’été: durant les vacances, en bonus à Sortie de Route, Serge Coosemans nous fait part de ses notes, de ses trouvailles et surtout de son désarroi de voir la culture pop à ce point envahie par le Fooding. Une mini-série en 5 épisodes où il sera beaucoup question de chefs plus rockstars que Jimmy Page, de Soleil Vert et de Vice Magazine nous jouant sa Maïté…

Il y a 15 jours, au moment de publier sur ce site un papier sur le substitut alimentaire Soylent, je n’avais pas du tout capté que la firme américaine était sur le point de sortir un nouveau produit qui fait déjà beaucoup parler de lui: le Soylent en bouteille, dont la mise sur le marché remonte à la semaine dernière. Le principe reste celui d’une soupe de nutriments et de vitamines à ingurgiter et qui permet de survivre sans manger. Il en coûte 29 dollars pour 12 bouteilles prêtes à l’emploi. Ce nouveau conditionnement est principalement destiné à rendre le produit plus mainstream, plus facile à utiliser aussi, puisque jusqu’ici le Soylent demandait un minimum de préparation et de l’eau. C’est plus accessible, plus facile, mais l’ONU ne semble toutefois pas encore vraiment prête à envoyer les bouteilles de Soylent par tonnes dans les pays dévastés par d’horribles famines. En fait, le Soylent en bouteille est même accueilli de façon très moqueuse et méprisante par les habituels faiseurs d’opinions du web. Peut-être est-ce bien un peu de la faute de Rob Rhinehart, son inventeur, qui parle de façon assez pondérée dans la grande presse mais a tendance à considérablement se laisser aller dans les médias spécialisés et/ou branchés. J’ai ainsi repéré une déclaration sur le site The Next Web qui lui a depuis valu de se faire tailler quelques costards.

Rob Rhinehart: « Les cuisines sont chères et sales. Me débarrasser de mon centre domestisque de manufacture a de loin été la chose la plus libératrice… Je ne cuisine jamais. Je suis pour l’autosuffisance mais répéter encore et encore la même tâche dans le simple but de survivre est une occupation de robot. J’utilise seulement Soylent à la maison. Je dîne dehors lorsque je recherche de la compagnie ou des saveurs. Ca élimine de ma vie une panoplie d’outils chers et d’ingrédients qui pourrissent vite, auxquels je devrais en principe consacrer un temps fou, pour les préparer ou les nettoyer (…) Quand Soylent 2.0 est entré en phase béta, j’ai été très excité d’apprendre que grâce à ses procédés aseptiques, le produit ne requiert pas de réfrigération, tout en gardant sa valeur nutritive pour au moins un an. C’est meilleur froid mais moi, chaud, ça me va aussi. Me débarrasser de mon frigo a été l’un des plus grands jours de ma vie. »

Point Geldof

Depuis cette sortie, certains considèrent Rhinehart comme un parfait crétin. Les juges et justiciers de réseaux sociaux ont même fini par dégainer le Point Geldof, celui qui marque le moment où dans une discussion sur la bouffe, quelqu’un compare le contexte local à la famine en Afrique. Comment oser claironner être fier de se débarrasser de son frigo alors qu’une partie considérable de l’humanité n’a à sa disposition que des techniques très rudimentaires pour essayer de conserver une nourriture de toutes façons insuffisante? Selon The Next Web, Rhinehart propage « une idéologie d’idiot saoûlé aux théories libertariennes, qui confond futurisme et stupidité beauf (« bro ») ». Soylent en prend également pour son grade: « une startup dont le produit est associé à la nourriture fictionnelle du film Soylent Green, qui est de notoriété publique faite à base de gens, est une start-up née d’un trop plein d’ironie. » Même son de cloche ou presque chez Munchies, le site foodie du magazine Vice. Le Soylent est « un machin pour workalcoholics de la Silicon Valley trop occupés à lancer des campagnes virales sur les substituts alimentaires pour trouver le temps de bouffer », peut-on y lire.

Pire, se moque Munchies avec peut-être moins de second degré qu’il ne le claironne, le Soylent n’est ni organique, ni certifié casher, ni gluten-free et peut contenir des OGM.

Bref, on se croirait dans l’une de ces vieilles comédies américaines où le sportif musclé emmerde le chétif dévoreur de bandes dessinées de loup-garous, sauf qu’ici, ce sont des hipsters amateurs de mets sophistiqués et de cafés cultivés dans des régions sans couverture réseau qui se foutent de la tronche de geeks prétendument coincés entre leurs pratiques quotidiennes asociales (moins bouffer = plus de temps devant l’écran) et une utopie très grandiloquente (sauver le monde de la famine, rien de moins). Rhinehart est certainement un drôle de coco mais il est sans doute un peu tôt, alors que le Soylent ne compte que 2 ans d’existence et 50.000 utilisateurs, pour décréter un verdict définitif sur le produit. Peut-être est-ce un gadget couillon appelé à être ridiculisé dans 10 ans comme peut l’être aujourd’hui le Slim Fast? Peut-être en est-on à un début de solution à la faim dans le monde? Soylent ne fait pour l’instant jaser que l’underground technologique et les médias plus ou moins branchés mais reste totalement inconnu du grand-public, surtout de ceux qui subissent réellement les famines et de ceux qui décident comment tenter de les éradiquer.

Querelle d’hipsters

Bref, nous sommes en pleine querelle d’hipsters. Il me semble en effet évident que ceux qui réagissent le plus négativement à Soylent sont ceux pour qui la nourriture est un élément essentiel de l’identité sociale, principalement des adeptes du Fooding pour qui un monde où l’on saute énormément de repas parce qu’une technologie nutritive le permet est tout simplement un enfer sur Terre. Si un jour, cela se répand, que cela marche vraiment, il va falloir trouver de quoi occuper le temps aujourd’hui occupé par les interminables brunchs, quelle horreur, quel vertige. Rob Rhinehart ne remet pourtant pas en cause le plaisir des goûts et de la réunion sociale et identitaire autour d’un repas. En réalité, il ne fait jamais qu’updater aux fantasmes et nécessités du XXIème siècle un mode alimentaire vieux comme le monde: séparer l’acte de se nourrir pour survivre ou se guérir et celui de s’en foutre plein la panse en groupe parce que c’est fun et que ça en jette. Puisque l’on sait que dans un futur proche, l’accès à la nourriture est appelé à devenir un enjeu crucial, y compris dans les pays industrialisés, il faut bien être un peu borné et irresponsable pour balayer cette utopie d’un simple coup de planchette à pain sans gluten. Non?

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