Sampha: « À un moment, je me suis demandé si j’étais légitime »

Vu notamment aux côtés de Drake, Beyoncé, Kanye West, Jessie Ware ou Frank Ocean, Sampha n'est pas exactement un nouveau venu de la pop. © DR
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Après avoir longtemps frayé dans les coulisses de la pop, le Londonien s’est enfin décidé à écrire sa propre histoire avec son tout premier album, Process. Un petit bijou de soul électronique à fleur de peau.

Dans le grand salon de l’hôtel bruxellois, on le repère facilement. Même planqué dans un coin, Sampha est immédiatement reconnaissable. Carcasse massive de doux géant à la Otis Redding, il est notamment repérable grâce à ses dreads perchées façon Basquiat. Anonyme et pourtant distinct: un bon résumé de son parcours musical jusqu’ici.

Sampha Sisay est venu parler de son nouvel album, intitulé Process. S’il s’agit de son tout premier, il n’est pas pour autant un nouveau venu. Cela fait déjà un moment en effet que son nom circule, plus ou moins dans l’ombre. Depuis un premier EP sorti au début des années 2010 (Sundanza), il a multiplié les collaborations, jusqu’à susciter le buzz, avant de disparaître des écrans… pour finir par réapparaître quand on ne l’attendait plus. Une manière de jouer les seconds rôles dans l’antichambre de la pop: jusqu’ici cela lui a plutôt porté chance.

Il faut dire que c’est une position qui s’est généralisée dans le monde musical. En cela, Sampha s’inscrit bien dans l’air du temps. Où la musique se crée moins dans l’isolement que dans un grand élan collectif, où s’échangent les idées de refrains, de mélodies, de beats. Au diable le culte de l’auteur roi. Seule compte la chanson qui fait mouche. Sampha s’est ainsi retrouvé embarqué dans quelques-uns des projets les plus excitants de ces dernières années. À commencer par le Nothing Was the Same, de Drake, en 2013, sur lequel le rappeur-blockbuster Drake a samplé un de ses titres (Too Much). Dernièrement, Sampha a aussi participé aux fameuses sessions d’écriture qu’organise régulièrement le mogul Kanye West. Avec pour résultat de voir Sampha apparaître, en long et en large, sur le titre Saint Pablo, ajouté l’an dernier à l’album Life of Pablo. Après avoir figuré au générique du Mine de Beyoncé, il a également posé sa patte sur le dernier album à maturation lente de sa soeur Solange, qu’il a accompagnée un peu partout dans la fabrication d’A Seat at the Table, du Ghana à La Nouvelle-Orléans (on peut l’entendre directement sur le single Don’t Touch My Hair). Enfin, son nom a été crédité sur un autre album essentiel de 2016, celui de Frank Ocean, Endless (sur le titre Alabama). La liste n’est pas finie. Avant ça, c’est chez lui, en Angleterre, que Sampha a commencé à faire entendre sa voix. Notamment via ses duos avec la chanteuse Jessie Ware, ou son association cruciale avec SBTRKT, prononcez « Subtract », le projet future soul de son pote-producteur Aaron Jerome (le single Hold On, pour n’en citer qu’un).

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On l’a dit, Sampha n’est pas le seul à se disperser, au gré des collaborations. À un certain moment, on a même pensé le voir s’y perdre, à son aise, planqué en coulisses des grosses cylindrées pop. Son grain de voix est cependant trop atypique et personnel pour rester caché bien longtemps. D’ailleurs, si Sampha a cultivé jusqu’ici une certaine discrétion, il n’a jamais joué non plus le mercenaire désincarné. À chacune de ses apparitions, il a su amener en effet une identité vocale qui saute directement aux oreilles: impossible de passer à côté. Un grain, jamais très loin de la plainte déchirante, où les inflexions soul ne sont en rien maniérées, toujours authentiques, justes et pertinentes quand elles prennent des libertés avec la mélodie. Il fallait toutefois qu’un jour, Sampha développe toutes ces qualités sur la longueur d’un album à lui. Le voici enfin, Process, avec un titre qui en dit long sur la manière dont il s’est construit…

Roots

Cadet d’une fratrie de cinq garçons, Sampha Sisay est né (en 1989) et a grandi dans le sud de Londres (du côté de Morden). Gamin, il absorbe forcément les disques de ses frangins, mais aussi de son père, qui chaque semaine alimente la collection de CD de la maison. « Sur le chemin du boulot, il passait par HMV et ramenait deux, trois nouveautés. Dans tous les styles, du dernier Spice Girls au live de Pavarotti. Je le soupçonne d’avoir souvent pioché sur base des pochettes » (rires). Alors que le chanteur n’a que trois ans, son paternel rachète également le piano du voisin. Plus tard, l’instrument deviendra le premier sur lequel Sampha se mettra à jouer, en autodidacte, y composant ses premières chansons.

En attendant, le jeune garçon prend tout ce qui passe: d’Elvis Presley au punk, en passant par le jazz, Brian Eno, Joni Mitchell, le folk brésilien, ou encore la jungle qu’il entend tabasser de l’autre côté de la porte de la chambre de son plus proche frère, etc. « Finalement, c’est en me baladant sur Internet que j’ai commencé à me faire ma propre culture, ma propre identité musicale. La découverte d’un réseau comme Myspace m’a ouvert sur plein d’artistes, par exemple. Une chose en amenant une autre, c’est comme ça que je suis tombé sur les productions de types géniaux comme Kwes, Dels, ou encore Micachu, Ghostpoet, etc. Il suffisait de tirer un fil et toute la pelote venait avec. Par la suite, je me suis aussi mis par exemple à collectionner les DVD de Lord of the Mics (grosso modo, des duels entre rappeurs, issus généralement du mouvement grime, NDLR), puis à défricher tout le hip hop américain, etc.« 

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Pour compléter la carte d’identité musicale du bonhomme, il faut encore citer quelques références africaines. Maliennes surtout, comme les disques de Salif Keita, ou encore ceux d’Oumou Sangaré -« La première fois que je l’ai entendue, j’avais beau ne rien comprendre à ce qu’elle chantait, j’avais l’impression qu’elle me parlait directement. Je pouvais sentir intuitivement toute la beauté et la peine qu’elle exprimait. » Il faut y voir certainement une trace de ses racines africaines, voire peut-être une manière de panser une blessure majeure -quand il a neuf ans, Sampha perd son père, qui meurt d’un cancer des poumons fulgurant. Comme sa mère, celui-ci était originaire de Sierra Leone. Il y a longtemps travaillé, comme négociant dans le secteur du diamant, avant de quitter le pays en 1982, avec toute sa famille: une dizaine d’années avant que n’éclate une guerre civile d’une violence inouïe… De ce patrimoine africain, Sampha confie ne pas forcément connaître grand-chose. « Je n’ai pas été très souvent sur place, relativise-t-il, et c’était chaque fois pour visiter ma famille… Disons que la Sierra Leone est, pour moi, un pays assez « extravagant », d’une certaine manière, très luxuriant. Les choses y poussent de manière souvent très surprenante. » Il n’en dira pas plus. Par discrétion sans doute. Par prudence aussi, devine-t-on. Sur son album, par exemple, il s’est juste laissé aller à glisser un peu de kora, sur le bien nommé Kora Sings. « Mais j’ai longtemps hésité. Je ne voulais pas qu’on puisse m’accuser d’appropriation culturelle…« Sérieusement? « Oui, quand même. Je sais que la kora fait partie de toute une culture, autour notamment de la figure du griot, etc. Un monde que je connais finalement très mal. À un moment, je me suis demandé si j’étais légitime. Alors, oui, il y a une partie de moi qui se dit simplement qu’il n’est question que de musique. Mais je sais également l’agacement que je peux moi-même avoir quand je tombe par exemple sur un DJ qui se dit hip hop et qui n’y connaît que dalle… »

De l’ombre à la lumière

Ce genre de scrupule en dit long sur la personnalité de Sampha. Et explique sans doute aussi en partie pourquoi il a eu besoin de prendre à ce point son temps pour fignoler son premier album-on peut rappeler par exemple qu’au début 2014, la BBC en faisait déjà une des sensations des mois suivants… « Le fait est que je ne suis pas spécialement arrivé dans cette « industrie » avec l’idée de sortir des disques. En fait, au départ, je n’avais même aucun plan précis. Puis, quand il est question d’imaginer un album, il faut se sentir prêt, avoir la maturité suffisante. Le monde est tellement vaste, il y a tellement de choses à découvrir et connaître. Tout cela demande du temps. » En outre, confesse-t-il, il est dans sa nature de se « laisser porter par le courant« …

En mai de l’an dernier, au moment de lâcher un premier single, il publiait sur les réseaux sociaux le message suivant: « Hello, cela fait un moment. J’ai dû gérer et affronter pas mal de choses ces deux dernières années, comme nous devons tous le faire, et parfois, c’est compliqué à articuler.« Sur Plastic 100°C, il évoque, entre les lignes, le nodule qui est apparu dans sa gorge, sans que les médecins aient trouvé de moyen de le faire disparaître. Plus loin, sur (No One Knows Me) Like the Piano, il utilise la métaphore pour parler de sa mère, Binty Sisay, qui a, elle aussi, succombé au cancer, à l’automne 2015, âgée d’à peine 67 ans. Chrétienne, elle était fort croyante. « Sans être pour autant intolérante ou intransigeante. Mais la foi était là, bien accrochée. » À onze ans, Sampha écrivait un premier morceau intitulé Believe God’s Promise. Il se marre en y repensant. Pour le gamin qui a perdu son père quelques années avant, il s’agissait moins d’une prière que d’une remise en cause. « Je me souviens que je questionnais souvent ma mère sur l’existence de Dieu, et ça la mettait toujours en pétard. »

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Un peu plus de quinze ans plus tard, il n’est pas interdit d’entendre dans la voix de Sampha des inflexions et une conviction soul quasi gospel. Une douleur et une mélancolie qui ne le résument pas, insiste-t-il -« ce n’est qu’une séquence, qu’une partie de moi. En ce sens, ce disque n’est pas le genre de premier album dans lequel j’aurais mis toute ma vie. » Process n’en trace pas moins les contours d’une figure marquante, graillant ses états d’âme entre moelleux acoustique et textures électroniques plus rugueuses. En outre, ces confessions sont livrées avec une vraie pudeur, une humilité qui refuse tout effet facile. Dans un monde idéal, un tapis rouge serait déroulé sous les pieds de Sampha promis à devenir l’une des voix les plus singulières de l’époque. Lui, pourtant, refuse de s’imaginer superstar, comme si le fait d’en avoir fréquenté plusieurs de très près l’avait vacciné. Et si le succès devait malgré tout le rattraper? Est-il préparé pour en éviter les pièges? « Honnêtement, je ne pense pas faire une musique qui s’y prête. Elle ne me rendra jamais incroyablement célèbre. Mais si d’aventure la machine devait en effet s’emballer, sourit-il timidement, ne vous inquiétez pas, j’ai pris quelques notes… »

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