Serge Coosemans

Saigner des oreilles est un plaisir et doit le rester

Serge Coosemans Chroniqueur

De retour d’une soirée en forme d’expérience au Bozar, Serge Coosemans se questionne sur la fonction des clubs, des soirées et des festivals. Un peu plus sérieux que d’habitude. Sortie de route, S04E04.

Le Bozar Electronic Arts Festival, en clôture de la deuxième soirée. Grande babelute britiche, Oscar Powell enchaîne aux platines les erreurs techniques, les approximations et quelques effets bien ringards, comme de couper le jus, pas le son, alors que le disque tourne encore. Le Londonien semble coutumier du fait: durant sa Boiler Room, on l’a même vu laisser des blancs entre les morceaux, volontairement cette fois. C’est un drôle de zygoto, qui défend l’idée de chaos dans la dance-music.

Dans beaucoup de ses interviews, Powell se dit ennemi de la douceur et de la prévisibilité. Il se désole que de nos jours, aller en club revient à se coltiner un flot ininterrompu de house ou de techno instantanément oubliable, même si techniquement parfait. Powell veut vivre des expériences: être surpris, provoqué, blessé même par la musique. C’est aussi mon cas et c’est exactement ce que j’ai trouvé ce soir-là au Bozar: l’expérience d’une programmation qui ne s’interdit pas de heurter (Mondkopf!), d’imposer du prétentieux boucan (Tim Hecker) et de se terminer par une catharsis d’acid-house mixée à la moufle (Powell, donc).

Quand j’étais jeune, c’était le genre d’expérience que je vivais aussi au Fuse et dans différentes soirées du même acabit; ce qui me donne envie de poser aujourd’hui une question qui peut fâcher. Pourquoi ça se passe au Bozar alors que cette programmation aurait pu être celle du Fuse si le Fuse avait continué sa politique qui était un moment la sienne: ne pas se contenter d’être une simple discothèque mais bel et bien proposer une plateforme, un poil militante même, de découverte du monde effrayant et merveilleux des musiques électroniques? On me dira que ce n’est pas le job d’une boîte, ni forcément d’une soirée, mais justement, si, ça l’est, du moins quand l’organisateur se pique d’une vocation plus ou moins contre-culturelle. J’ai le souvenir de lives au Fuse qui n’avaient rien de très clubby, de prestations qui cassaient même totalement l’ambiance en pataugeant dans trop d’expérimentations. Ce n’était pas toujours très passionnant mais, au moins, ça sortait du cadre du long fleuve tranquille et rassurant de techno coulant de 23 à 6 heures du matin.

Je suis pire que Powell. J’exige d’être surpris mais j’aime aussi davantage expérimenter le flottement, la circonspection et même un relatif ennui que d’être très professionnellement étourdi de faux bonheur dès mon premier orteil posé en club ou en soirée. Or, dans les clubs et les soirées, nous revivons actuellement avec la mauvaise house et la mauvaise techno ce qui se passait déjà en 1980 avec le mauvais disco. C’est une fin de règne de styles embourbés dans les clichés, une expérience dont on a fait le tour depuis longtemps. Il en sortira forcément du neuf, à moins que ne disparaisse totalement l’idée même de club. Ce qui n’est pas impossible à une époque où les modes de consommation culturelle mais aussi la drague, les habitudes sociales, la règlementation et la morale changent à ce point. De plus, le club s’est trouvé un concurrence féroce du côté des festivals.

Personnellement, j’ai déjà ici fait mon coming-out à ce sujet, je déteste les festivals. Même ce vendredi au Bozar, alors qu’il n’y avait pourtant que 6 artistes au programme, j’en ai zappé 3, vu que j’ai beau aimer les expériences, celle du gavage ne m’intéresse absolument pas. Je pense toutefois que le concept même de festival est totalement en accord avec les modes de consommation culturelle actuels. C’est une sorte d’équivalent 3D d’un disque dur blindé de milliers de fichiers dont seuls une centaine nous touche vraiment. Ça n’excite plus vraiment les gens d’aller en soirée ou en boîte, c’est banal, ils considèrent ça comme une version améliorée d’un bistrot. Par contre, les festivals, c’est pour eux là que ça se passe, qu’il faut être vu, que l’on prend le pouls du présent, voire même du futur. On s’habille un peu spécialement pour y aller, on affirme son endurance quasi sportive en y allant et on poste aussi beaucoup de photos sur les réseaux sociaux parce que c’est aussi chic de montrer qu’on y était qu’il était chic de pouvoir entrer au Studio 54. Ce n’est sans doute pas non plus un hasard que la seule discothèque dont on entend encore régulièrement parler avec passion, qui excite les imaginaires, c’est le Berghain à Berlin, moins pour la musique que parce qu’il est justement censé offrir un trip proche de l’expérience festivalière, où l’on s’ennuie dans l’interminable file avant de vivre un éventuel chaos, certes plus fantasmé et contrôlé que réel, mais différent de l’ambiance lambda de la plupart des boîtes en activité. Le clubbing n’est pas mort, plutôt grabataire et le festivalling is the thing. Voilà où on en est, je pense. Evidemment, le drame d’une nuit dehors, c’est que s’il ne se passe pas grand-chose ou qu’il se passe trop, au bout du compte, cela revient souvent au même: on est abruti, on se carapace, on oublie. Si dix minutes après avoir été blessé par de la musique extrême, on guérit déjà ses plaies par quelque-chose de plus aimable, rentré chez soi, l’expérience de la blessure n’a plus le même intérêt que si elle mettait plusieurs jours à cicatriser. Saigner des oreilles est un plaisir et doit le rester.

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