Serge Coosemans

Peut-on zapper le sexe, la came et les côtés couillons dans la littérature techno?

Serge Coosemans Chroniqueur

Achevée sa lecture de Rêves syncopés, cette bédé sur Laurent Garnier, Serge Coosemans se demande s’il est vraiment pertinent de parler de techno comme d’un mythe moderne en faisant l’impasse sur les côtés couillons, sexe et camés de cette culture. Sortie de route, S03E07.

Chez Dargaud, est sorti il y a une dizaine de jours Rêves syncopés, une bande dessinée élaborée à partir d’interviews du DJ Laurent Garnier. La semaine prochaine, chez Flammarion, est annoncé Electrochoc, Face B (1987-2013), la suite de son bouquin de 2003; récit par ailleurs toujours en cours d’adaptation cinématographique. Au niveau humain, j’apprécie beaucoup Laurent Garnier, que j’ai plusieurs fois rencontré. Sympathique, généreux, habité, c’est vraiment un chic type, doublé de ce que l’on appelle dans le jargon journalistique « un excellent client »; autrement dit une grosse pipelette sur qui un article s’écrit tout seul, après un entretien loquace et sans tabou. Malgré cette bienveillance, je ne peux toutefois m’empêcher de penser qu’il est un peu dommage que Lolo soit en train de devenir, outre un petit phénomène éditorial, le seul porte-parole quasi institutionnel de la culture techno auprès d’un public et de médias de plus en plus mainstream. Les auteurs de Rêves syncopés sont d’ailleurs passés l’autre matin chez Pascal Claude, sur La Première, pour un entretien certes comme de coutume culturellement affligeant et strictement promotionnel mais qui prouve au moins qu’il est très loin et bien dépassé le temps où Jean-Pierre Hautier refusait l’antenne aux Front 242 au prétexte qu’ils ne produisaient pas de la musique mais du bruit (!). Aujourd’hui, la techno s’intègre désormais presque mieux au mainstream que Stromae dans la Belgique de Stéphane Pauwels et on n’est donc sans doute plus très loin du moment où Laurent Garnier pourrait très bien s’en aller expliquer à Michel Drucker que Le lavabo de Vincent Lagaff n’est pas un morceau original mais bien une immonde reprise du classique techno French Kiss.

Que cela soit bien clair, je ne ressens aucun désir à ce que la techno reste underground. Quelque-chose d’élitiste, sur lequel se masturber l’égo entre puristes. C’est bien que Garnier vulgarise cette musique auprès d’un public large, d’autant qu’il est dans ce rôle de « passeur » bien plus crédible, honnête et légitime qu’un Marchand du Temple comme Guetta ou un producteur de bandes sonores pour auto-tamponneuses à la Pedro Winter. Garnier a tout vu, tout connu. Right time, right place. A Manchester, Berlin, Paris et Detroit aux moments les plus historiques traversés par les sous-cultures électroniques de ces villes. C’est un témoin incontournable qui raconte un mythe moderne. L’ennui, c’est que l’édition française et les médias de nos régions sont trop frileux pour donner la parole à d’autres voix, laisser entendre d’autres sons de cloches. Il existe pléthore de bouquins sur le rock, qui se complètent ou se contredisent. En français, il n’en est par contre sorti qu’une poignée sur la techno et de ceux-ci, seul l’Electrochoc de Garnier a cartonné, constamment réédité depuis 10 ans là où des Global Techno, Chant de la machine et autres Modulations ne sont restés que des objets de culte; frileusement sortis en tirages restreints par des éditeurs de niches comme Allia ou Camion Blanc. Cette réalité économique et l’intérêt local somme toute restreint pour cette culture expliquent aussi que les classiques anglophones comme l’Energy Flash de Simon Reynolds ou le Techno Rebels de Dan Sicko n’ont jamais été traduits.

Je pense que l’on ne fait pas qu’y perdre en diversité de points de vue. Moulin à paroles, Garnier est une source intarissable d’anecdotes et d’histoires mais quand il s’agit de hiérarchiser l’information récoltée, un Français l’ayant rencontré ne retirera pas forcément de ses bandes et de ses notes le même angle et les mêmes priorités qu’un Britannique, un Allemand ou un Belge. Dans Rêves syncopés, la scénariste Mathilde Ramadier et le dessinateur Laurent Bounneau sont ainsi parvenus à fabriquer 175 pages en ne mentionnant qu’une seule fois la drogue. C’est d’autant plus perturbant que le récit abuse de dessins et de découpages psychédéliques ainsi que de vocabulaire et de fétichisme de bouffeur de pilules (« confins de la perception », « vivre le son de l’intérieur », « chaleur réjouissante », « fractales », « véritable extase »…). En Angleterre, dès le milieu des années 90, les bouquins de Simon Reynolds ou de Matthew Colin se faisaient d’emblée l’économie de ce genre d’autocensure de haute voltige, à mon sens carrément hypocrite, décrivant généralement dès le prologue ou le premier chapitre les circonstances entourant la prise de leur premier ecsta et ce, sur un mode beaucoup plus factuel que volontairement gonzo.

Que je sache, Laurent Garnier n’a pourtant jamais esquivé la moindre question sur la drogue ou le gangstérisme lié à la vie nocturne de Detroit et de Manchester mais j’ai bien l’impression qu’en France, on cherche toujours à rendre cette culture et cette musique respectables en taisant complètement ces points borderline et illégaux bien souvent passionnants. Il y a cette tendance à trop intellectualiser cette musique, à l’emballer dans les mythes de science-fiction et de dépassement de soi, à la rattacher à Stockhausen et à Pierre Henry, alors que tout l’aspect sexuel, camé, couillon, fauché, génialement accidentel et volontairement marginal de cette culture sont pourtant essentiels. Il y a cette question primordiale sur la frontière floue entre émancipation et aliénation sur le dancefloor qui n’a jamais été abordée et c’est dès lors consternant de voir tous ces Frenchies qui ont pourtant des maîtrises en philosophie contemporaine préférer refaire l’historique de labels qui n’intéressent que les geeks plutôt que d’oeuvrer à la pertinence sociologique. Le risque d’une pareille autocensure, c’est le trip Moby Dick en Bibliothèque Rose, la perpétuation d’un petit mensonge commode et folklorique préféré à une vérité plus complexe, voire dérangeante. Garnier y échappe, bien heureusement. Ceux qui boivent ses paroles en rajoutant trop d’eau tiède, par contre, ratent selon moi l’essentiel.

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