Serge Coosemans

Paranoïa sur la Montagne du Diable: un drôle de city trip pop à Berlin

Serge Coosemans Chroniqueur

En vadrouille à Berlin, Serge Coosemans a visité le Teufelsberg, endroit fantasmagorique par excellence qui fait le lien entre les nazis, la Guerre Froide, la NSA, le street-art, les raves, les squats, la spéculation immobilière, la gentrification et David Lynch. Crash Test S01E08.

À 755 kilomètres du piétonnier bruxellois et à 15 du centre de Berlin, se trouve l’un des endroits les plus dingues que j’ai eu l’occasion de visiter: la station d’écoute de la NSA, au sommet du Teufelsberg. Certains guides disent que ce n’est qu’un chancre au milieu d’une belle et verte forêt, une base américaine abandonnée en 1990 et depuis livrée aux ravages des intempéries et des « vandales ». En fait, cette « Montagne du Diable » fait surtout le lien entre les nazis, la Guerre Froide, le programme Echelon, le street-art, les raves, les squats, la spéculation immobilière, la gentrification et David Lynch. Et elle est probablement hantée, du moins par les sangliers. S’y rendre n’est pas compliqué. S-Bahn 7 direction Wannsee, arrêt Grunewald. De là, se fier à son pouce mouillé dans le vent, parce que ce n’est pas très bien indiqué.

Selon certains sites de tourisme alternatif, la visite de l’Abhörstation de la NSA est « interdite mais tolérée ». D’autres en parlent comme d’un endroit « sévèrement gardé » mais qui peut se visiter en échange d’un droit d’entrée modéré. C’est en fait une propriété privée, les lieux ayant été rachetés il y a quelques années par Hartmut Gruhl, un architecte de Cologne qui entend toujours y installer un musée de l’espionnage assorti d’un biergarten. Outre le coût élevé de la démolition de la station, l’un des gros problèmes, c’est que le Teufelsberg est une zone naturelle protégée, où il est donc interdit d’encore construire quoi que ce soit. C’est d’ailleurs pourquoi en 2007 David Lynch y renonça, alors qu’il rêvait pourtant d’y installer un grand centre de méditation transcendantale. Depuis que les lieux appartiennent à Gruhl, il semblerait que les conditions d’accès changent aussi continuellement. Certains visiteurs se sont plaints d’avoir été rudoyés par des gardes privés et même d’avoir été mordus par des chiens mais il est vrai que lorsque l’on rampe sous trois rangées de grillages barbelés de 3 mètres de hauteur à la tombée de la nuit pour s’inviter dans un endroit interdit, on est rarement accueilli avec du champagne et des petits fours. D’autres ont estimé s’être fait extorquer en journée un droit de visite illégitime par d’étranges squatteurs un peu trop propres sur eux, qui prétendent habiter les lieux et en perpétuer la mémoire mais n’ont pas l’air d’en connaître vraiment l’histoire. Interrogé à ce sujet il y a seulement un mois (septembre 2015) par un blog spécialisé dans l’exploration urbaine, Hartmut Gruhl maintient qu’il n’y a pas de squatteurs (et plus de gardes) et que si les lieux sont bel et bien ouverts aux touristes, sous conditions, il ne désire en fait pas trop que cela se sache.

Le total look Hooverphonic

Ce 20 octobre 2015, en plein milieu d’après-midi, c’est pourtant bel et bien à un type prétendant habiter là que nous lâchons notre droit d’entrée (7€ le tour à l’arrache, 15€ en suivant le guide). Lunettes rectangulaires, slim noir, coiffure Hooverphonic… Impossible de trancher si ce mec est un architecte de Cologne ou un squatteur berlinois mais ce qui est certain, c’est qu’il est un poil déplaisant au moment de nous ordonner de signer une décharge reprenant nos coordonnées légales. « Comme ça, on n’est responsables de rien. Si vous vous blessez, si vous tombez, si vous vous jetez de la tour, c’est votre affaire… » Comme je trouve assez déplacé qu’un pseudo-anarchiste prétendant habiter un bâtiment ayant appartenu aux services secrets américains exige en fait mon identité, je griffonne sur le papier « Harry Palmer, Rond-point Schuman, Bâtiment 4, bureau 2, Bruxelles. » À la relecture, j’espère que ça lui fera sentir dans le cou le souffle chaud de la bureaucratie eurocrate, haha. « Suivez la ligne rouge tracée au sol et rejoignez le groupe », a-t-il alors aboyé. Je me suis interdit de rétorquer « et restez groupir » mais je l’ai pensé très fort.

Le Teufelsberg, ancienne station d'écoute de la NSA, Berlin.
Le Teufelsberg, ancienne station d’écoute de la NSA, Berlin.© Bartek Kuzia/Flickr (cc)

Les lieux sont nettement plus impressionnants que sur photos. Les bâtiments sont immenses et à première vue, l’environnement fait très « Plateau du Heysel après la Bombe », toute une architecture sixties/seventies délabrée, taguée et graffitée de toutes parts. L’histoire du Teufelsberg est hallucinante. Déjà, ce n’est pas une colline naturelle, c’est une montagne de gravats, ceux déblayés de Berlin après la guerre, et ils n’ont pas été amenés là par hasard, vu qu’ils recouvrent en fait complètement les bâtiments d’une université nazie inachevée. Comme Teufelsberg est devenu le point culminant de la région, les Américains y ont installé une station d’espionnage équipée de dômes Echelon et de toute une technologie capable d’écouter murmurer les Soviétiques à l’oreille de la Stasi. Ils sont partis quand ces derniers ont cessé d’exister, en 1990, laissant derrière eux tout ce qui n’était pas secret ou trop lourd à embarquer. Teufelsberg est alors devenu à la fois une sorte d’équivalent du Neerpede bruxellois, c’est-à-dire un musée de street-art à ciel ouvert, ainsi qu’une destination forcément assez fantasmagorique pour les explorateurs urbains, vu le passif historique et l’imaginaire charrié.

Come to Daddy

On a un peu papoté avec le prétendu guide, tout aussi bizarre mais plus sympa que le guichetier. « La plupart des oeuvres murales ont été peintes au début des années 90 », nous a-t-il affirmé à quelques mètres d’un Lemmy Kilmister pourtant visiblement dessiné le 21 août 2015, du moins si on en croit la date sous la signature de l’artiste. Je lui ai demandé s’il y avait eu beaucoup de raves ici. « Oui, mais étant né en 1988, je n’y ai pas participé », m’a-t-il répondu, ce qui est amusant quand on sait qu’il faut 0,2 secondes à Google pour dégotter la trace de gros events techno nettement plus récents, genre 2014, à Teufelsberg. Alors que je photographiais une caricature de David Lynch, ma compagne a expliqué au zigoto que j’étais déjà venu à Berlin en 1992, quelques heures seulement, mais assez de temps pour avoir trouvé la ville complètement dingue et étrange, ce qu’elle n’est absolument plus, pas seulement gentrifiée, carrément normalisée. Teufelsberg, a-t-elle dit, me rappelait cet esprit, ce mélange de délabrement, de lourdeur historique et de cultures pop et street vraiment sauvages bien qu’aussi assez bourrines. « 1992? C’est ton père? », lui a simplement répondu sans rire ce jeune con, avant d’enchaîner qu’il avait quant à lui vraiment détesté le Berlin de son enfance, « grise, perpétuellement en travaux ». « Je voulais vivre dans les bois, où mon placenta est enterré, alors je suis venu ici. Tout est dans tout, je suis de retour à la source. »

Le Teufelsberg, ancienne station d'écoute de la NSA, Berlin.
Le Teufelsberg, ancienne station d’écoute de la NSA, Berlin.© Liam Davies/Flickr (cc)

N’en déplaise à Herr Gruhl, là, maintenant, en octobre 2015, il y a donc bel et bien des squatteurs à Teufelsberg. Sont-ils tolérés? Vont-ils être chassés par des gardes et des chiens? Ou alors, hypothèse a priori absurde mais qui me fait bien rire, sont-ils en fait des acteurs qui rejouent une certaine idée du Berlin fantasque des années 90 pour les touristes, les punks à chiens et les enfants de la Guerre Froide? On nous a désigné deux mecs eux aussi censés habiter là. « Lui vient du Tennessee, il est cuisinier et vit avec sa copine portugaise dans cette cabane de plusieurs étages construite autour d’un arbre. L’autre (un barbu à l’air fou qui jouait avec des bidons d’huile vides et des caddies de supermarché) n’est pas de très bonne humeur aujourd’hui mais c’est quelqu’un de très gentil et vraiment brillant, qui construit du matériel d’optique de précision, notamment pour les sous-marins. » Je n’ai pas cru une seule seconde à ce baratin mais il m’a charmé comme charment sans doute les rituels sénégalais soi-disant sacrés dansés chaque soir au Club Med de Dakar.

Ce que Berlin attire de pire

Je ne me suis d’ailleurs pas offusqué le moins du monde que l’on se foute visiblement un peu de notre gueule, vu que nous formions en fait un petit groupe de visiteurs compilant tout ce que Berlin peut attirer de pire. Un chroniqueur belge de 46 ans et sa fiancée qui passe pour sa fille, donc, mais aussi un couple de rastas blancs danois dont le mâle s’ingénia à se faire prendre en photo dans des positions de plus en plus dangereuses, un nerd coréen à la sexualité indéterminée habillé d’une parka militaire allemande, une ou deux fashionistas en noir à voix et comportements de connasses, trois hipsters polonais lookés à la Franz Ferdinand de 2005 et, surtout, un quinqua en Stetson équipé d’une guitare et suivi comme un chien-chien par son fils, caméscope au poing. Sous l’un des dômes d’écoute déchiquetés (ça résonne fort), il s’est mis à chanter en allemand. « Des conneries sur la pluie, le changement et le fait que c’est bien d’être tous ensemble », a ricané le guide, qui a eu l’air de penser comme moi que si l’Allemagne a offert au monde Can, Neu!, Kraftwerk et DAF, c’est aussi le pays qui a fait des stars de la chanson de David Hasselhoff et des Scorpions. La ballade finie, on s’est fait pousser un peu vite vers l’entrée principale, qui était cadenassée. « Maintenant, vous payez tous ou on ne vous laisse pas sortir », a lâché le guide, ne se poilant qu’à moitié. À 15 ou 7 euros la tête, il s’est ramassé plus de 100 balles, pas mal pour faire visiter plusieurs fois par jour un bâtiment abandonné dont il ne sait vraisemblablement pas grand-chose de plus que Wikipédia. « Parlez-en autour de vous, faites venir vos copains, revenez nous voir la prochaine fois que vous serez à Berlin », a-t-il lâché en refermant le grillage derrière nous. La prochaine fois qu’on sera à Berlin, il y aura un hôtel 5 étoiles sur le Teufelsberg, j’ai pensé. Ce n’est même pas cynique. Ça se sent. Ce n’est pas à un Bruxellois né en 1969 que l’on masque l’odeur de spéculation immobilière qui frouchelle bien.

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