New Order: « On a ressorti des synthés de Joy Division »

New Order © Nick Wilson
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Peu de groupes ont aussi souvent frôlé le chaos que New Order. Encore plus rares sont les reformations à avoir révolutionné la musique populaire anglaise comme les Mancuniens ont pu le faire dans les années 80. Dix ans après leur dernier album, les héros sont de retour. Dance! Dance! Dance!

Fin juin. A travers le hublot de l’avion, le ciel laiteux a viré au gris anonyme, le tout accompagné d’un crachin léger mais tenace: it must be Manchester! De l’aéroport, le taxi ne prend pas la peine de rentrer dans la ville et file directement vers la campagne. Direction: le comté de Cheshire pour rencontrer New Order au (quasi) complet.

Il ne doit pas faire plus d’une quinzaine de degrés ce jour-là, mais cela n’empêche pas les clients du Mottram Hall de lézarder en peignoir de bain, sirotant un thé sur la terrasse du restaurant… Ancienne « country house » du XVIIIe, le Mottram a été reconverti en hôtel de luxe, planté au milieu d’un domaine de 110 ha, avec spa, et golf 18 trous… Difficile d’imaginer décor plus éloigné du Manchester industriel, glauque et délabré des années 80. Celui-là même qui a engendré l’une des pages les plus chaotiques, dramatiques et flamboyantes de l’Histoire du rock…

Le chaos, d’abord. New Order ne s’en est pas seulement nourri: il est né dedans. En mai 1980, Ian Curtis, chanteur de Joy Division, se pendait à son domicile, la veille de s’envoler pour une première grande tournée en Amérique du Nord. Au lendemain du drame, Bernard Sumner, Peter Hook et Stephen Morris décideront de continuer. Ils se rebaptiseront New Order, bientôt rejoints par la petite copine de Morris, Gillian Gilbert. De la raideur post-punk tourmentée des débuts, ils muteront en pionniers électro-rock hédonistes…

Aujourd’hui, le groupe est toujours là. Dix ans après leur dernier album studio (Lost Sirens en 2013 n’était constitué que de chutes du précédent Waiting for the Siren’s Call, sorti en 2005), New Order lâche même un nouveau disque, Music Complete. Après une série d’albums pétrolant avant tout aux guitares, l’accent est remis sur l’électronique. Exemple avec Tutti Frutti, qui démarre presque comme un morceau de Telex; ou People on the High Line qui ose le riff de guitare disco à la Chic et le motif de piano house nineties qui tache. Un peu comme si New Order avait retrouvé le chemin d’une certaine légèreté… La réintégration de Gilbert dans le groupe a dû jouer un rôle -dans le courant des années 2000, la claviériste avait fait un pas de côté pour soigner sa fille malade, avant de devoir elle-même se battre contre un cancer du sein. Mais il n’y a pas que ça. Si son retour a fait du bien, un départ a pu également en soulager certains…

La vie sans Peter

Sur la photo de famille, on ne trouve en effet plus trace de Peter Hook. Le clash remonte à 2007. Interrogé en direct à la radio, le bassiste historique annonçait alors la fin du groupe, à la surprise générale. Y compris celle des autres membres de New Order… Quand, quatre ans plus tard, en octobre 2011, la formation remontera finalement sur scène pour deux soirs (l’un à Paris, l’autre à l’AB de Bruxelles), au profit de leur ami-réalisateur Michael Shamberg, atteint d’une maladie dégénérative du cerveau, elle remplacera Peter Hook par Tom Chapman. La rupture est alors consommée. Depuis, les noms d’oiseaux n’en finissent plus de s’échanger par médias, et livres, interposés…

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Avec Music Complete, il s’agit donc de faire front. Toutes les photos de presse se font à cinq, tout comme la plupart des interviews. Ce jour-là, à Mottram, hormis Gillian Gilbert excusée, tous les autres sont présents: Bernard Sumner, Stephen Morris, et les (plus si) nouveaux Phil Cunningham et Tom Chapman… Sourires et lunettes noires pour tout le monde: un groupe presque normal. Sauf que New Order n’a jamais été tout à fait un band comme les autres. Même le double concert de charité de 2011 -qui a montré que la formation pouvait exister sans Hooky le terrible- a tenu en partie du quiproquo: au départ, Bernard Sumner avait annoncé venir jouer avec son autre projet, Bad Lieutenant, là où Shamberg a toujours compris (ou préféré comprendre) New Order…

A l’époque, un journaliste du Mojo avait suivi la réunion en coulisses. A la question d’un hypothétique nouvel album, Stephen Morris avait tremblé: « Cela risque de se transformer en un long chemin de croix! » Quatre ans plus tard, on lui ressort l’article: « Bloody hell! C’était si déprimant que ça? (rires) Le fait est que l’album précédent avait été très long à réaliser. Et quand vous prenez de l’âge, vous ne voulez plus forcément passer tout votre temps enfermé dans un studio. Il y a une série d’autres choses que j’aimerais encore faire. » Comme? « Hmmm, j’ai toujours eu le fantasme de me retirer sur une plage de l’Océan Indien pour monter un groupe de reprises de Sly & Robbie (rires). Jouer du reggae et du dub contre de l’alcool, voilà qui serait assez relaxant! »

Retour d’acid

Morris n’en est pas encore là. New Order non plus. Avec Music Complete, le groupe s’est souvenu qu’il avait été parmi les premiers à oeuvrer à un rapprochement entre rock et dance, remettant les synthés et les boîtes à rythme à l’avant-plan. A l’heure où quelques-uns des plus gros festivals au monde sont des rassemblements de musiques électroniques et où les DJ’s sont les nouvelles rock stars, la piqûre de rappel tombe à pic. Sumner, le visage toujours aussi rétif à laisser passer la moindre émotion, ne voit pas si loin: « A la fin des années 90, j’ai juste eu besoin de prendre des vacances par rapport aux sons électroniques. C’est comme un peintre qui se braque sur une couleur, et qui a besoin de changer de nuancier au bout d’un moment. La scène avait aussi eu tendance à imploser en tas de sous-catégories. Si vous faisiez de la house, il fallait dire quel genre de house. Un groupe électropop? OK, mais dans quel style?… Et comme je suis quelqu’un qui n’aime pas trop décider (sourire), j’avais du mal à trancher… »

New Order
New Order© Nick Wilson

New Order a toujours fonctionné par réaction. Ou plutôt, par esprit de contradiction -comme quand, au plus fort de son succès, le groupe se bornait à jouer des concerts d’à peine 40 minutes, sans rappel. Ou qu’il s’acharnait à financer un club -la fameuse Haçienda, temple mancunien de la révolution acid house- pour le voir finalement couler… Aujourd’hui cependant, peut-être pour la première fois, New Order donne l’impression qu’il peut se contenter d’être. Pour une formation active depuis trois décennies, ce n’est déjà pas si mal. Peter Saville, DA historique du groupe, a ainsi été rappelé pour la pochette « mondrianesque » de Music Complete. De son côté, Cunningham s’enthousiasme: « Pour le morceau Tutti Frutti, on a aussi utilisé un clavier Moog qui avait servi pour Blue Monday! », tube dance tarabiscoté et insubmersible du groupe -et, pour rappel, maxi le plus vendu de tous les temps… Stephen Morris enchaîne: « On a même ressorti des synthés de Joy Division (rires). C’est Tom (Rowlands, moitié des Chemical Brothers, qui a produit deux morceaux de l’album, NDLR), qui a ramené au studio des modèles similaires. Mais il faisait un peu trop chaud ce jour-là. Ils étaient complètement « désaccordés ». Comme c’était déjà le cas à l’époque en fait… » Il n’est pas question pour autant de ressasser le passé. Mais peut-être davantage de jouer avec, et de continuer ainsi à faire bouger les lignes. Morris toujours: « Après, ce n’est pas parce que vous voulez évoluer, que vous y arrivez forcément. C’est facile de dire que l’on va changer, que l’on va arrêter de boire ou que l’on va se mettre au régime. Dans les faits, c’est plus compliqué. Dans notre cas, on a souvent été obligés de bouger… »

Divorce douloureux

Cette fois encore, New Order a dû rebondir, « par la force des choses ». Vivotant dans les années 2000, perdant coup sur coup deux de leurs mentors (leur manager Rob Gretton, décédé d’une crise cardiaque à 46 ans, en 1999; Tony Wilson, patron flamboyant du label Factory, mort lui à l’âge de 57 ans, en 2007), le groupe avait fini la décennie groggy. A terre même, quand son bassiste a pris la tangente. Les questions sur Peter Hook, Sumner y a déjà répondu souvent. Il sait qu’avec le nouvel album, le sujet ne manquera pas de revenir inévitablement sur la table. A notre tour, on se jette à l’eau: « Quand votre bassiste, collègue, ami d’enfance,… ». Il coupe: « Collègue. » « Collègue, donc,… a pris ses distances, est-ce que cela a tout de même, à un moment, pu remettre en cause l’existence-même du groupe? » Réponse: « Of course. Vous parlez à quelqu’un qui a joué dans un groupe dont le chanteur-leader s’est suicidé… » Léger flottement. Sumner reprend calmement: « On n’a pas viré Hooky. C’est lui qui a quitté le groupe. Certaines choses ne lui convenaient plus, particulièrement chez moi. Vous savez, j’ai une famille, et j’ai envie de passer du temps avec elle. Lui voulait tout le temps partir, tourner davantage. Que je ne sois pas sur la même longueur d’onde a pu le mettre en colère. Il avait aussi l’impression que j’avais pris le contrôle du groupe, ce qui n’est pas vrai: New Order a toujours été une démocratie, où quand on a un problème, on le soumet au vote. »

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L’argument de Peter Hook est de dire que si quelqu’un quitte le navire, le groupe n’existe plus en tant que tel, comme ce fut le cas pour Joy Division. Sans forcément suivre son raisonnement, une fois que la décision a été prise de continuer sans lui, est-ce que l’identité même de New Order a eu besoin d’être redéfinie? Sumner s’anime: « Dans la vie d’un groupe, les membres s’en vont! Surtout quand vous existez depuis 35 ans. Vous êtes contraints de vous adapter. Et si vous ne le faites pas, la vie s’en charge pour vous. On a perdu des gens essentiels: Ian Curtis, Rob Gretton, Tony Wilson, notre producteur Martin Hannett… Tous sont partis… C’est comme ça. Les choses évoluent. Parfois, des gens ne sont plus heureux d’une situation, et préfèrent s’en aller. Sinon vous arrivez à la situation de parents qui restent ensemble pour les enfants. Ce qui n’est jamais une bonne idée… »

Encore une question alors: à la manière du dernier album de Blur, dont plusieurs morceaux peuvent être lus comme des commentaires sur la vie même du groupe, et la relation entre Damon Albarn et Graham Coxon, faut-il voir dans certains titres de Music Complete des allusions aux tensions qui subsistent entre Sumner et Hook? « Non, non… Mes textes sont rarement autobiographiques. Je suis quelqu’un de très « privé ». J’ai compris que je devais l’être. Quand vous pondez une ligne de guitare, cela reste abstrait. Mais quand vous écrivez un texte, c’est comme si vous laissiez les gens entrer dans votre tête. Vous ouvrez des portes. Et je ne suis pas sûr d’être très à l’aise avec ça. En fait, je n’aime pas l’idée que les gens puissent savoir ce que je pense -même si c’est ce que je suis en train de faire pour l’instant. » C’est ce moment-là que choisit l’attaché de presse du label pour venir rechercher Sumner, appelé pour une interview par téléphone. Il lâche alors un sourire, l’un des rares de l’entretien: « Saved by the bell… »

New Order « Music Complete »

C’est forcément étrange d’entendre sur un morceau de New Order la voix d’Iggy Pop, idole de jeunesse du groupe (quand le corps de Ian Curtis fut retrouvé à son domicile, The Idiot tournait encore sur la platine…). Le titre Stray Dog n’est pourtant que l’une des surprises de Music Complete, 10e album du groupe -le premier à paraître sur Mute (label né quasi en même temps que New Order, et partageant les mêmes dispositions électroniques). On ne pensait pas par exemple entendre un jour une chanson comme People on the High Line, aussi frontalement disco-house. De son côté, Unlearn the Hatred sonne lui comme une évidence qui n’aurait pas fait tache sur un disque comme Republic. Bien sûr, New Order n’est plus décisif comme il a pu l’être dans les années 80. Mais visiblement apaisé, il démontre qu’il n’a pas besoin de tension permanente pour encore viser juste.

DISTRIBUÉ PAR MUTE/PIAS.

EN CONCERT (COMPLET), LE 6/11, À L’AB, BRUXELLES.

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