Mon pantalon est décousu: la collection de jeans qui pille l’imagerie d’une scène musicale oubliée

À gauche: la pochette de Squirrel Bait, à droite: l'affiche de Levi's © DR
Serge Coosemans
Serge Coosemans Chroniqueur

Il n’est pas rare que de grandes marques s’inspirent et détournent l’imagerie d’artistes underground pourtant férocement anticapitalistes. C’est encore arrivé cet été, avec Levi’s lapidant l’héritage visuel de l’antique scène underground de Louisville, Kentucky. Pas de procès en vue mais un sujet de premier choix pour ce Crash Test saison 6, épisode 1.

Début août, le guitariste américain David Grubbs, 52 ans, partageait sur Twitter son étonnement par rapport à la nouvelle collection de jeans, de pulls et de vestes Levi’s. Baptisée « No Fun », vaguement punk, vaguement skate, vaguement goth, cette fournée automne/hiver 2020 s’inspire ouvertement de la façon dont s’habillaient les musiciens de la scène underground du tournant eighties/nineties basée à Louisville, dans le Kentucky. « Des jeunes groupes à l’écriture peu orthodoxe ayant émergé de la scène hardcore » et dont la musique « devint une influence majeure sur le post-rock des années 90, préfigurant aussi le grunge de Seattle« , écrit Levi’s dans sa présentation. Des groupes dont le plus connu reste Slint, dont l’album Spiderland de 1991 est aujourd’hui considéré comme un classique de son genre. Tous les autres cités par la marque ont en revanche surtout connu des carrières météoriques, voire avortées, ainsi que des succès plutôt d’estime.

https://twitter.com/blackfaurest/status/1292113542414577665David Grubbshttps://twitter.com/blackfaurest

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Niveau chiffons, la nouvelle gamme entend donc s’inspirer des vêtements portés à l’époque par tous ces musiciens marginaux. C’est d’autant plus rétro que Levi’s oublie évidemment de préciser que fin 80/début 90, tous ces types ne portaient pas du neuf mais le plus souvent de la seconde main. Des fripes, des choses achetées dans des surplus militaires. Ce qui fait que le rétro supposé early nineties d’aujourd’hui est en fait basé sur des coupes qui peuvent facilement avoir 5, 10 ou même 20 saisons de plus. C’est cocasse mais cela n’a bien entendu rien de scandaleux. Là où naît en revanche plus franchement le rictus, c’est que cette collection « automne/hiver 2020 » est bien entendu accompagnée de photos promotionnelles. Or, afin de donner notamment envie à sa clientèle actuelle de porter un pull grungeoïde bien propret, Levi’s a ainsi complètement recréé en studio la pochette prise sur le vif du premier album de Squirrel Bait, sorti en 1985. En plus de remettre en scène certaines photos de presse originelles. Ce qui n’a pas plu à David Grubbs donc, forcément concerné puisque le bonhomme n’est autre que l’ancien chanteur/guitariste de Squirrel Bait, groupe peu connu mais relativement influent.

https://twitter.com/blackfaurest/status/1292134672403697664David Grubbshttps://twitter.com/blackfaurest

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Or, Grubbs n’a jamais été contacté par Levi’s, qui ne lui a jamais demandé l’autorisation de détourner ces photographies. Si l’éthique laisse à désirer, il n’est toutefois pas certain qu’il y ait faute à un niveau plus judiciaire: après tout, c’est le photographe et non David Grubbs qui détient en principe les droits de propriété intellectuelle de cette iconographie. Quoi qu’il en soit, le musicien n’a lui-même découvert cette ligne de fringues inspirée de la scène hardcore d’il y a 30 ans que lorsque des amis et ses followers ont commencé à lui envoyer des liens et des photos publiées sur Twitter et Instagram. D’où son étonnement et même un brin d’énervement, qu’il s’est empressé de partager. Il en a ainsi profité pour rappeler qu’il y a 15 ans, une affaire assez similaire avait opposé la marque Nike au groupe Minor Threat. En 2005, au moment d’annoncer une tournée américaine de démonstrations de skateboards du nom de Major Threat, Nike avait en effet détourné la pochette du premier EP de Minor Threat, ainsi que son logo. Le scandale fut d’autant plus grand que Ian MacKaye, ancien chanteur de Minor Threat et patron du label Dischord, est notoirement anticapitaliste. Au point qu’il n’existe même pas de merchandising officiel pour Fugazi, son groupe le plus célèbre, qui a plutôt bien marché, lui. Devant les affiches de Major Threat, MacKaye s’était dans un premier temps fort étonné qu’une firme du calibre de Nike n’ait jamais pris la peine de contacter le label ou le groupe avant de détourner une image aussi iconique que cette pochette. Comme l’avait plus tard fait remarquer un commentateur, alors que MacKaye menaçait la firme de procès, Nike avait « apparemment un département marketing vraiment feignasse et/ou des avocats réellement stupides« . Le délit d’infraction à la propriété intellectuelle était flagrant, indiscutable, et a finalement abouti à des excuses plutôt minables de la part de l’équipementier sportif.

Au moment d’écrire ces lignes (dimanche 6 septembre 2020, vers midi), David Grubbs, lui, n’a pas l’air de vouloir traîner Levi’s en justice suite au détournement de la pochette de Squirrel Bait. Sur Twitter, il est depuis passé à autre chose, après quelques jours de remarques acerbes et de blagues cyniques. Dans les commentaires à ces tweets, un follower a sinon retrouvé la trace du responsable de cette collection automne/hiver 2020, un designer du nom de Patrick O’Neill dont l’attrait pour la musique semble indiscutable puisqu’on lui devait déjà, en 2017, une collection inspirée des fringues hippie du Summer of Love du San Francisco de 1967. On se rappellera aussi que si la marque américaine a jadis fait oeuvre de salubrité publique en faisant connaître via ses publicités des classiques du rock, du blues et de la soul au plus grand nombre (Muddy Waters, Marvin Gaye, T-Rex, The Clash…), elle a déjà aussi collectionné quelques grosses erreurs de goût en associant des musiques plus underground à son image. A échelle strictement belge, il y a une vingtaine d’années, Levi’s avait ainsi entre autres relooké de la tête aux pieds les groupes Flexa Lyndo et De Puta Madre de façon très artificielle le temps d’interviews pour le magazine gratuit Mofo; ce dont personne n’était franchement sorti gagnant. « Levi’s devrait tous nous poursuivre pour l’amusement gratuit qu’on a éprouvé à son égard » a tweeté quelqu’un sur la page de David Grubbs. C’est un bon mot de la fin. Ainsi qu’une invitation à davantage s’informer sur les franches réussites et les lamentables échecs du mariage toujours funambulesque entre l’industrie de la mode, la publicité et les musiques plutôt rebelles. Surtout à l’heure où se dégaine aussi facilement que souvent à tort le concept d’appropriation culturelle…

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