Les musiciens au tableau: zoom sur ces musiciens belges qui aiment jouer du pinceau

"Il est plus facile pour moi de faire écouter ma musique que de montrer une toile. Disons que la peinture se rapproche d'un concert solo où je me mets davantage à nu." (Frederic Lyenn Jacques) © SÉBASTIEN FORTHOMME
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Alors que Lous and The Yakuza vient d’exposer à Paris, Frederic Lyenn Jacques montre ses oeuvres au Queens, à Laeken.

Laeken, 266 avenue de la reine. La porte est discrète. La cage d’escalier, décorée de peintures égyptiennes. Nouvelle galerie d’art qui se double d’une résidence d’artistes et d’une salle de concerts, le Queens est un ancien hôtel particulier de style néoclassique qui fut la propriété du bourgmestre Émile Bockstael. L’inauguration officielle des lieux est prévue pour le mois d’avril mais Frederic Lyenn Jacques essuie les plâtres. Dans la première pièce, des huiles sur toile en lin, des corps de femmes nus. Dans celle d’à côté, une nature morte moderne: des bonbons, des chips et un bouquet fané trônent sur la table. L’espace est consacré à r.naakt.i, son tandem pluridisciplinaire avec Ann Eysermans. Certaines oeuvres sont fabriquées avec de la peinture, du gel et des résidus de fleurs. Au Queens, l’artiste propose trois facettes très différentes de son travail pictural. La dernière, c’est l’encre de Chine. Une technique qu’il a utilisée pour la pochette de Zink, le dernier album de Dans Dans.

Fred Lyenn Jacques en est le bassiste. Il est aussi celui de Mark Lanegan et a sorti trois albums solo sous le nom de Lyenn. Au Queens, une installation renvoie à cette activité musicale. Elle permet au visiteur, à l’aide d’une pédale, de mettre en mouvement de l’encre de Chine avec des ondes sonores… « J’ai commencé la musique avant la peinture. Mais c’était à l’adolescence et quand tu es adolescent, tu fais un peu tout en même temps. J’ai touché au fusain, à l’aquarelle, l’acrylique, la peinture à l’huile. Sur toile, sur papier. À la gravure aussi. Je me suis même essayé à la sculpture, avec des blocs Ytong. J’ai toujours recherché une façon de me connecter à l’inspiration. C’est le moteur principal de toutes mes activités. Je cherche vraiment à trouver ce moment où tu fais des choses qui te dépassent. Pour moi, c’est toujours une bataille au départ. Je ne sais jamais trop ce que j’entreprends. Toutes les oeuvres qui sont exposées, je ne les ai pas choisies. C’est comme la musique que je chante et compose. Je ne la choisis pas vraiment. Elle m’arrive. Je suis peut-être quelqu’un de très passif. J’ai en tout cas un peu cette impression que le choix est une illusion. Dans le processus créatif, tu fais des choses impulsivement. Intuitivement, tu y donnes une suite. Et à un moment donné, le côté rationnel s’en mêle et tu opères des choix. En fonction d’une interprétation que tu donnes ou d’une réflexion qui t’anime. »

Il a hésité avant d’entamer la médecine et de finalement filer au conservatoire, mais Fred Lyenn Jacques n’a pas fait les Beaux-Arts. « Je suis un très mauvais dessinateur. Je sais évoquer des choses mais je ne pourrais pas réaliser des trucs hyper réalistes. Je ne suis pas sûr que ça m’intéresserait non plus. Je trouve ça un peu stérile. Ce qui m’intéresse, c’est la trace humaine. » Lyenn a lu des livres, s’est renseigné, mais n’a jamais étudié la peinture. « Je suis totalement autodidacte. Comme en musique quelque part. Même si j’ai fait le conservatoire, il y a un tas de connaissances que je n’ai pas. Ce que j’y ai appris est devenu une boîte à outils dans laquelle je pioche quand j’en ai besoin. Je fais juste appel à mes connaissances théoriques quand je suis coincé. »

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© LYENN PHOTO: SÉBASTIEN FORTHOMME

Le monde des rêves

Les toiles de Lyenn renvoient d’une certaine manière à sa musique. S’y inscrivent un côté fantomatique, l’idée d’effacement. « Le monde des rêves m’anime depuis toujours. Je prends des notes quand je me lève le matin. Je pense aussi à la mémoire, au souvenir, à la déformation du souvenir. J’évoque ça dans ma musique et dans ce que je fais visuellement. L’aspect symbolique est très présent. Je suis fasciné par tout ce qui est inconscient. Ça vient de mon éducation. La communauté de mon père est très axée là-dessus. Ce sont des psychanalystes jungiens. J’ai grandi là-dedans. Toute la communauté est d’ailleurs axée sur les arts. La peinture et la musique y étaient stimulés. » C’est ce qui fonctionne chez lui pour appeler l’auditeur et le spectateur à se projeter, à animer leur inconscient et le mettre en relation avec le sien. « L’idée d’expression est ambiguë. Ça me semble déjà limiter l’activité. Je n’ai pas l’impression de peindre ou de créer de la musique pour exprimer quelque chose. Je le fais parce que ça me fait vibrer. Il y a des choses que j’ai décidé de faire et d’autres pas. Je n’essaie pas de véhiculer une pensée ou un sentiment nécessairement. ça éveille des choses qui ne m’appartiennent pas. »

Lyenn développe dans l’art une concentration très particulière qu’il ne retrouve nulle part ailleurs. Il recherche l’immersion des sens et de la réflexion. Une espèce de connexion entre le rationnel et l’émotionnel. « Le toucher, l’odorat… Tout participe. J’enregistre souvent mes doigts qui tapent sur une table. Et finalement, sur l’album, ça s’évapore. Mais c’est dans le processus. Je tapote sur le volant de ma voiture. Il y a toujours une dimension tangible, physique. Je suis très tactile aussi dans mon activité picturale. J’aime toucher la matière. Aucune des toiles n’est faite qu’au pinceau. Il y a toujours un moment où je mets les doigts, où je commence à frotter avec les mains. »

« Le processus créatif, qu’il se décline sous forme de notes musicales ou d’une oeuvre d’art, offre selon moi de grandes similitudes, note Sébastien Forthomme, le photographe et musicien qui se cache derrière le Queens. C’est presque la même chose. Quand tu crées des oeuvres matérielles, tu as des contraintes et des techniques forcément différentes de la maîtrise d’un instrument, mais il s’agit souvent fondamentalement d’une même idée qui se développe et qui s’affiche via un autre canal. Peu importe que le résultat soit de la musique ou une peinture. »

Dans le travail de Lyenn, Sébastien Forthomme met en exergue le résidu, la volonté de rester libre, de ne pas être figé dans une structure. « Il y a aussi cette recherche de la perception, de la nuance, du raffinement. Qu’on entend chez Dans Dans et encore plus dans la musique de Lyenn. On s’est posé les mêmes questions face aux tableaux que quand on parle de création musicale. »

C’est la première fois que Lyenn a reçu un temps déterminé pour créer des oeuvres et les exposer dans le but de les vendre. Avant, il peignait à la maison et filait ses toiles à des potes. « J’aimerais donner une place à ça dans ma vie future. Le problème, c’est que tu as besoin d’espace et de fonds. Pour être à l’aise, il faut 30-40 mètres carrés. Sans parler du stockage. Puis à un moment, il faut pouvoir s’y retrouver économiquement. Ce n’est pas la musique qui peut financer tout ça pour l’instant. »

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© TEUK HENRI

Teuk, Stef et Rudy…

Le guitariste Teuk Henri, bien connu des fans de Sharko, vient d’exposer lui aussi. Il a commencé à dessiner vers l’âge de 15 ans. « À l’encre. Des petits dessins vraiment kitsch. » Et ce avant même d’empoigner sa première guitare. Il a étudié le graphisme appliqué à Saint-Luc. Du temps, manuel, où les grosses machines et la chambre noire ne s’étaient pas encore fait dribbler par les ordinateurs et Photoshop. Dans le temps, il a signé quelques pochettes -notamment pour Chacda-, des couvertures et des dessins pour des magazines de littérature. « J’ai fait quelques expos aussi. J’ai gagné un prix. Mais après, j’ai commencé avec Sharko et j’ai presque arrêté de dessiner. À l’époque, je pensais que si tu voulais être bon dans un métier, il te fallait choisir. J’ai stoppé pendant dix ans. J’ai du mal à mettre de l’énergie dans différents projets en même temps. »

Pas de concerts, plein de temps… Teuk a été remis en selle par le confinement. Il a lancé un appel sur Facebook. Pour 7 euros, il envoyait un dessin par la poste. « J’avais trouvé une espèce de technique. Je travaillais très vite. J’oubliais mes concepts. J’essayais de ne pas trop réfléchir à ce que je voulais dire. Je dessinais. Je m’amusais. Plein d’encre, plein de cachets, de tampons que je faisais moi-même. Et puis ma plume. Je travaille à l’ancienne. C’est très organique. J’utilise des vrais haricots par exemple. Ou des cartes d’Europe que j’ai trouvées sur un marché aux puces et que je manipule. »

Teuk ne voit pas de parallèles entre ce qu’il fait en peinture et ce qu’il propose en musique. Ce sont les autres qui les tracent pour lui. « Lors de l’expo au KBK, les gens me disaient: « On voit tes dessins et on entend ta guitare ». OK. Tant mieux. Ce n’est pas ridicule. Il doit y avoir un lien. Mais pour moi, c’est un autre univers. Des notes et des couleurs, ce n’est pas la même chose. C’est trop d’analyse. Et je déteste ça. » Même la pratique est très différente. « La musique, tu la fais avec des gens. Mon plus grand plaisir, c’est d’être sur scène et de jouer. Dessiner est nettement plus intime. T’es tout seul. Chez toi. Chaque soir, j’achetais des bières au night shop et je dessinais la nuit. »

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© RUDY TROUVÉ

Vieux loups de mer de la scène rock anversoise avec qui il improvise au sein d’I H8 Camera, Rudy Trouvé et Stef Kamil Carlens exercent eux aussi des activités picturales. Trouvé, comme en témoignent ses nombreuses pochettes, est un peintre accompli. Sa peinture ressemble à sa musique. Sombre. Intimiste. Des portraits. Des huis clos. Des paysages obscurs. « On discute musique mais on ne parle pas de dessin, de peinture, explique Teuk. Rudy fait surtout des portraits. Toutes ses peintures sont des portraits. Des scènes dans des bars, dans sa vie de famille, des voitures. Rudy, c’est la vie telle qu’elle est. Stef, c’est plus abstrait. Beaucoup de couleurs avec des influences africaines. »

Dans leurs méthodes de travail, Teuk voit surtout les deux personnages et leurs caractères. « Les peintures de Stef sont très réfléchies, très claires. Sa musique est plus organique, je trouve. Mais dans la façon de travailler, je remarque un lien. Pas nécessairement dans l’image et la musique, mais dans l’être. En musique, Stef sait très bien ce qu’il veut. Et dans ses toiles et dessins, je sens ça aussi. C’est très consciencieux. Réfléchi, calculé, symétrique. Il utilise une latte. Rudy, c’est le chaos. L’opposé de Stef. Dans sa musique, ce n’est pas le chaos du tout. C’est très planifié. Mais dans tout le reste… »

Teuk se marre quand il évoque l’atelier de Trouvé. « Je lui ai déjà dit: mais comment tu peux travailler là-dedans? C’est pas possible. Il y a plein de paquets de cigarettes, de tubes de peinture. Et au milieu un petit ordi avec un micro. C’est le bordel total. Le studio de Stef, c’est l’opposé. Tout est clean. Sans désordre. Bien arrangé. » Teuk ne sait pas s’il va poursuivre l’aventure. « L’expo a très bien marché. J’ai vendu un peu. Ce sont des petits formats. Je n’aime pas travailler trop gros. Je perds mon toucher. En plus, je n’ai pas la place. »

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© LOUS & THE YAKUZA PHOTO: LAURENT RAPHAËL

Das Pop, La Jungle et Lous…

It’s not only rock’n’roll baby. Bent Van Looy, le chanteur de Das Pop, a exposé à Bozar en 2008 aux côté de Pete Doherty, Devendra Banhart ou encore Bianca Casady de CocoRosie. Il a étudié les Beaux-Arts, terminé Sint Lucas à Gand alors qu’il n’avait que 22 ans, prêt à prendre d’assaut le monde de l’art. Son groupe a alors décollé. Il s’est produit à Werchter, a sorti des albums solo et joué de la batterie avec Soulwax avant de revenir à ses premières amours. Il se dit violent et impatient dans son approche, tant sur le plan musical que dans sa peinture. Crânes et ossements, personnages étranges, smileys poilus… Mathieu Flasse de La Jungle aussi, alias Warvin, affectionne l’urgence, l’instinct, la spontanéité.

Les filles ne sont pas en reste. La chanteuse belge d’origine congolaise Marie-Pierra Kakuma, plus connue sous le nom de Lous and The Yakuza, vient d’exposer ses tableaux dans une galerie parisienne. La peinture est pour elle une manière d’ouvrir les yeux sur la douleur, la misère et l’injustice dans le monde. Elle cherche à transmettre de l’amour, à véhiculer un esprits communautaire. « Chaque peinture porte une émotion particulière que je souhaite partager, confiait-elle récemment à Madame Figaro. Certaines expriment un fort désir de paix dans le monde. D’autres racontent des rêves. Parfois, j’ai besoin de peindre la brutalité de la guerre à travers des toiles denses d’informations, traversées de lignes et de couleurs brutales. » Elle a peint L’Oeil quand les Talibans sont arrivés en Afghanistan. Pensant au destin qu’ils y réserveraient aux femmes…

Expo Lyenn jusqu’au 12/12 au Queens, 266 avenue de la Reine à Laeken. Le week-end de 14h à 18h. En semaine sur rendez-vous. www.queensbrussels.be

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