Là-haut avec Jason Molina: le testament d’un songwriter tourmenté à ranger près de Nick Drake et d’Elliott Smith

Jason Molina sur le toit du folk et de l'americana... © Steve Gullick
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Mort à 39 ans, Jason Molina déambule tel un fantôme dans les bacs avec un album posthume, fruit de sa dernière session d’enregistrement.

Le 16 mars 2013, Jason Molina n’a que 39 ans quand il s’en va pour toujours, le corps fatigué et le foie usé. Cela fait quelques années que le songwriter américain lutte contre la dépression et sa dépendance à l’alcool. Après divers passages dans des centres de désintoxication, il a bien essayé de se retaper dans une ferme de Virginie en élevant des chèvres et des poulets. Mais rien n’y a fait. Insuffisance rénale… Quand un ami passe par son appartement d’Indianapolis, la porte n’est pas fermée à clé mais le verrou est tiré. Jason est mort seul chez lui. Des coupures de magazines de guitare couvrent la porte de son frigo vide. Des mégots de cigarettes jonchent le sol. Une demi-bouteille de vodka traîne dans le freezer.

Talents magiques, destin tragique. Fils d’un prof de sciences aimant et d’une comptable alcoolique, Jason Andrew Molina naît le 30 décembre 1973 dans l’Ohio et grandit dans un parc de maisons mobiles au bord d’un lac où il tisse des liens privilégiés avec la nature. C’est en allant étudier l’art sur le campus d’Oberlin que le jeune homme se révèle. Il ne cesse d’écrire, de dessiner, de composer. Hyperactif, surproductif… Molina est toujours le premier levé pour travailler. Après avoir joué de la basse dans plusieurs bands de heavy metal autour de Cleveland, ce grand fan de Black Sabbath se transforme en singer-songwriter mais se cache derrière des noms de groupes et s’entoure de musiciens dont il va changer comme de chemise.

Repéré par Will Oldham à qui il a fait parvenir une lettre et une cassette, il dévoile son premier single sur Palace Records, le sous-label de monsieur Bonnie « Prince » Billy rattaché à Drag City. Sous le nom de Songs: Ohia (référence à un arbre hawaïen et à son cher État d’Ohio), Molina devient en 1997 l’une des toutes premières sorties du label Secretly Canadian, qui défendra par la suite Antony and the Johnsons ou encore Damien Jurado. Il proposera sept disques sur la structure. Puis aussi ses albums solo et ceux de Magnolia Electric Co.

Jason Molina aime collaborer avec ceux qui croisent son chemin. Au point de parfois vexer ses plus proches partenaires et de s’en aller sous d’autres horizons sans crier gare. C’était un trait de sa personnalité: Molina mentait effrontément (souvent avec humour). Il aimait raconter des craques et mener les gens en bateau. Alors qu’il n’a pas apprécié le résultat d’une session d’enregistrement en studio, il retourne par exemple sur place pour expliquer que les bureaux de son label ont été victimes d’une inondation, que les bandes ont été détruites et que la maison de disques paiera l’ardoise d’une nouvelle session…

Molina a de toute façon toujours eu un faible pour le lo-fi. Il a effectué ses premiers enregistrements dans des toilettes. Il évitait tant que faire se peut les répétitions et enregistrait à quelques exceptions près ses chansons en une ou deux prises.  » La prise parfaite, c’est juste quand la personne qui chante est encore en vie« , plaisante-t-il en introduction de She Says, l’un des morceaux les plus dépouillés de son disque posthume, Eight Gates, disponible depuis quelques jours en magasin…

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La huitième porte

Une compilation de reprises par Mark Kozelek, Will Oldham, Scout Niblett ou encore Jeffrey Lewis (Weary Engine Blues). Une relecture de Songs: Ohia par des musiciens belges et français comme Michel Cloup, V.O., Ignatz et Mendelson (Riding with the Ghost)… Jason Molina est au fil des années devenu un artiste culte. Les hommages des collègues et des proches se sont multipliés. Le tweet qui dévoila maladroitement son décès au grand public sous-entendait qu’il était mort dans la plus grande des solitudes, avec pour seul numéro dans son portable celui de sa grand-mère. Ce qu’il ne disait pas, c’est que Molina avait horreur des GSM et les perdait régulièrement. Conservant son répertoire dans un cahier. Contrairement aux idées reçues, il avait été jusqu’au bout entouré par sa famille et ses amis.

Eight Gates est la dernière session d’enregistrement du bonhomme avant sa mort. Elle s’est déroulée en janvier 2009 à Londres, où il a déménagé quelques années plus tôt. À l’époque, l’Américain se plonge avec ferveur dans l’histoire de la ville. Il entend parler du London Wall qui encerclait jadis la cité (une fabrication romaine) et de ses sept portes (apparemment une erreur historique). Il décide quoi qu’il en soit d’en fabriquer une huitième. Celle de sa vie imaginaire dans la capitale anglaise. D’après la légende, ces chansons ont été écrites après qu’il a été piqué en Italie par une araignée rare et dangereuse et renvoyé chez lui où il dut prendre une douzaine de cachetons effrayants sans même de prescription ou de visite du médecin.

Prolifique (il a sorti une vingtaine de disques en quinze ans), Jason Molina a au fil de sa carrière aussi bien tapé dans l’americana de fin de soirée que dans les explorations folk introspectives. À travers ces neuf titres pour coeurs mélancoliques qui s’ouvrent sur des chants d’oiseaux (25 minutes au total seulement), il laisse parler sa voix à fleur de peau dans un dépouillement désarmant. « Tout le monde la ferme. C’est mon disque, dit-il à la cantonade en ouverture de The Crossroad + The Emptiness. Tout le monde peut aller se coucher. Je veux jouer cette chanson. Merci d’avoir essayé d’une autre façon. » Le testament d’un songwriter tourmenté à ranger près de Nick Drake et d’Elliott Smith.

Eight Gates, distribué par Secretly Canadian. ***(*)

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