Laurent Raphaël

L’édito: Rap game (over)

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

« Avec la rapmania qui contamine toute la chaîne du divertissement culturel, jusqu’aux formats lisses et familiaux à la The Voice, se pose la question de sa récupération et donc sa stérilisation par un capitalisme toujours prompt à se réapproprier toute forme de sédition. Autrement dit, en élargissant son audience, le rap a-t-il vendu son âme à ses geôliers? »

Parce qu’il a propulsé le hip-hop sur orbite et parce que sa rythmique funk (empruntée à Chic) l’inscrit pleinement dans son époque disco, Rapper’s Delight du Sugarhill Gang est considéré comme l’instant zéro du big bang. C’était il y a 40 ans. À l’époque, on ne donnait pas cher de la peau -de pêche, forcément- d’une musique née dans le ghetto, pour le ghetto, racontant les galères, les embrouilles, les impasses, les espoirs parfois, d’une population marginalisée et déclassée. Surtout que très vite, les rimes fiévreuses forgées dans les block parties et les studios clandestins allaient prendre des accents contestataires et/ou gangsta peu compatibles avec les chartes morales des ondes radio grand public.

Quatre décennies plus tard pourtant, le rock est dans les cordes et ce sont les parias d’hier qui mènent désormais la danse d’une industrie convertie fissa à cette nouvelle musique du diable adoptée massivement par les Millennials et leurs petits frères et soeurs de la génération Z, et ce bien au-delà des gisements historiques des débuts. Business is business. La gentrification du rap est en marche: les noms des stars servent désormais à apprendre l’alphabet aux enfants et la « sous-culture » investit les grands musées. On a ainsi pu voir la scène belge feuilleter son album souvenir à Bozar en 2017, et aujourd’hui c’est le portrait de Stormzy (lire l’interview), le roi anglais du grime -prononcez « graiiime »-, qui rejoint les augustes visages de la National Portrait Gallery à Londres. Impensable il y a seulement dix ans.

Avec la rapmania qui contamine toute la chaîne du divertissement culturel, jusqu’aux formats lisses et familiaux à la The Voice, se pose la question de sa récupération et donc sa stérilisation par un capitalisme toujours prompt à se réapproprier toute forme de sédition. Autrement dit, en élargissant son audience, le rap a-t-il vendu son âme à ses geôliers? S’est-il mué en accessoire pop pour enfants sages? Le syndrome le plus visible de ce virage mainstream étant la dilution du rap « conscient » dans la marmite bling-bling. Il reste bien sûr des îlots de résistance, des poètes vénères, et des pommes de discorde relayées par les JT. Comme quand Damso aligne les punchlines crues et salaces, comptant fleurette avec un langage qui n’entre pas dans la case #MeToo. « Deuxième, voire troisième degré », clame l’intéressé sous les vivats d’une foule largement féminine visiblement pas effarouchée par cette logorrhée urticante.

En u0026#xE9;largissant son audience, le rap a-t-il vendu son u0026#xE2;me u0026#xE0; ses geu0026#xF4;liers?

« Quand j’écoute du rap c’est pour m’aérer le cerveau, pas pour recevoir des leçons de morale. Je fais de la musique, pas de la politique« , s’exclamait déjà en 2008 le remuant Booba. Rien de bien neuf sous le soleil plombé des cités en réalité. On a souvent prêté des intentions politiques là où il n’y avait qu’un chant de lamentation pour dénoncer de manière cash des conditions sociales lamentables, mais sans véritable discours militant derrière. Sauf ici et là (le groupe Assassin par exemple), et surtout sur des questions épidermiques comme le racisme. C’est ce que constatait déjà en 2009 l’ethnologue Anthony Pecqueux dans Le Rap. Idées reçues. Plus transgressif, voire nihiliste, que vraiment subversif, le mouvement a connu depuis le même sort que, avant lui, Che Guevara ou le punk, tous deux vidés de leur substance. Une stérilisation décryptée dans le documentaire Saveur bitume d’Adrien Pavillard, diffusé en avril dernier sur Arte. Le gros des troupes cède désormais aux sirènes d’un rap commercial, où la posture prime sur le sens.

La bonne nouvelle c’est que la voie est libre pour inventer une nouvelle forme artistique radicale, un nouveau son chargé des angoisses et aspirations de l’époque et capable de bousculer l’uniformisation qui menace. Le défi des années 2020?

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content