Jeff Mills/Émile Parisien, songes d’une nuit d’été

Emile Parisien et Jeff Mills, un duo malaxant John Coltrane dans une narration aux repères jazz bordés d'électro. © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Au Gaume Jazz, le DJ américain Jeff Mills et le saxophoniste français Émile Parisien ont convoqué John Coltrane au-delà des étoiles électro-jazz. Un concert incandescent en attendant un album?

Rossignol (759 habitants), 2018 ap. J.-C. Un village de la Gaume résiste encore à l’invasion des gros festivals. Ici, on peut se garer sans encombre ni paiement incendiaire et il n’y existe pas plus d’espace VIP que de restrictions photographiques. Le boulets-frites rural côtoie le maitrank voisin et dans la vaste prairie (où quelques tentes pratiquent le camping sauvage autorisé) trônent une scène en plein air et un chapiteau de 975 chaises. C’est pourtant au Gaume Jazz Festival, et pas au Jazz Middelheim d’Anvers ni au Gent Jazz plus courus, que se produit cet été le duo Jeff Mills – Émile Parisien, sensation in progress. Jean-Pierre Bissot, le boss de l’événement, qui est aussi celui des Jeunesses musicales de la province de Luxembourg, est ostensiblement fier d’avoir pu embaucher les deux musiciens. L’idée lui a été soufflée par son fiston, incarnant une génération sensible aux musiques électroniques pour laquelle l’Américain Jeff Mills est un Mozart techno, loin de l’exhibitionnisme surestimé des DJ.

Jeff Mills, un Mozart techno multipliant les cru0026#xE9;ations perso

Né en juin 1963 à Detroit, capitale de l’électro dansante des années 1980, Mills explore maintenant depuis trois décennies l’au-delà des platines. Au fil du temps, ce fondateur de label (Underground Resistance) s’est constitué un affolant CV où il multiplie les créations perso, de la confection d’une BO transversale pour le Metropolis de Fritz Lang revisité en 2000 à cinq soirées de carte blanche au Louvre. Visage aux traits de prince khmer, ce fils de famille afro-américaine de la classe moyenne définit son champ de naissance: « Ce profil est assez commun chez les pratiquants d’électronique. La plupart viennent de la middle class, avec cette conviction que la musique ne doit pas forcément faire vivre. » Jeff porte chasuble fine, pantalon de semblable étoffe soignée et chaussures vernies à même la peau, looké certes mais d’abord préoccupé du temps nécessaire à installer son matériel. Les platines bien sûr, mais aussi toute sa machinerie sonore intégrant son Roland TR-909, instrument hybride collé à sa marque de fabrique intime puisqu’il utilise à la fois le numérique et l’analogique. Tiens, que pense-t-il de l’endroit campagnard? « Vous savez, je me suis produit dans toutes sortes d’endroits un peu partout dans le monde, au milieu de nulle part avec des gens qui viennent également de nulle part et qui font la fête. J’ai 55 ans aujourd’hui, et je suis donc généralement le plus vieux dans la pièce (sourire), mais le fait d’avoir un tel feedback depuis que j’ai la vingtaine fait que je ne vieillis pas. L’amour inconditionnel de la musique chez les gens vous pousse. Bien sûr, il y a l’escapisme, la recherche du plaisir, mais en vieillissant, la nature de la jouissance change, la réalité sociale ou politique devient plus présente. »

Transcendance, mode d’emploi

Lorsqu’Émile Parisien arrive dans la loge, les deux hommes se serrent courtoisement la main: l’effusion sera pour plus tard, sur scène. Alors, comment un compositeur-DJ internationalement réputé pour ses crossover inventifs s’est-il lancé dans une collaboration avec un saxophoniste français jazzy de 21 ans son cadet, autour de la mémoire du saxophoniste de jazz John Coltrane (1926 – 1967)?

Initialement, la proposition vient d’une série de performances filmées et diffusées sur une plateforme Internet de France Télévisions à l’automne 2016. Au départ, Variations ne devait être qu’un one shot, mais une demi-douzaine de concerts plus tard (tous en France), voilà donc cette première belge, et des promesses d’autres gigs supplémentaires pour les deux musiciens. En Gaume, on absorbe une heure vingt de musique étourdissante: évoqué par bribes de ses classiques à la Giant Steps, John Coltrane est malaxé et fondu dans une narration aux repères jazz bordés d’électro. Celle-ci prend des allures de symphonie classique « millsienne » avec des nappes synthétiques qui rassurent et bercent. Parisien déclenche, lui, un yin yang superlatif. Par exemple lorsque Mills enchaîne un vrai disque de Coltrane et son saxophone cosmique au solo d’Émile Parisien arc-bouté sur son soprano. Ou que cet instrument – jumeau visuel de la clarinette – se met à couiner comme un chevreuil malade, à prendre des respirations jamais entendues avant de repartir vers l’extase et la grâce. Voilà donc John Coltrane transposé, cinquante-trois ans après son passage dans un autre village de Wallonie (le 1er août 1965 au festival de Comblain-la-Tour), dans une vision actuelle et même futuriste du jazz.

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Jeff Mills: « Coltrane n’a cessé de réinterpréter sa forme artistique, et ma volonté a toujours été de ne pas me répéter. Le fait est que la musique électronique permet énormément cette quête-là! Bien sûr, vous avez Coltrane, Miles, Jimi Hendrix, mais peu de gens veulent sans cesse repousser les frontières. La transcendance était son mode d’emploi, ce qui reste impressionnant. » Émile Parisien opine et parle de « cet engagement qui amène au plus profond de la musique, qui utilise des chemins spirituels et transversaux, des connections dépassant tous les modes opératoires, que ce soit ceux du jazz ou de la musique électronique ». Logiquement, la musique jouée ce soir-là en Gaume est largement ouverte à l’improvisation, aux possibilités de dilater « l’humeur Coltrane », la plupart du temps en noyant la mélodie originale et « en créant d’autres choses ».

Eviter les conservatismes

Parmi celles-ci, la boucle du temps, celle qui unit l’Amérique troublée et défiante des sixties au pays contemporain divisé par les théories trumpistes. Jeff Mills: « Oui, il y a une résurgence de cette époque-là dans la période actuelle. Mais le fait d’éviter les conservatismes, d’être libre, de vouloir mélanger les choses, de reconsidérer la réalité, l’art, c’est toujours sain. L’idée de travailler avec Émile est aussi une forme de message, qui dirait que les frontières musicales ou autres n’existent pas. » Un peu frustré qu’un disque ne témoigne pas encore de l’exceptionnelle expérience scénique entre Mills et Parisien, on pose la question au duo. Jeff botte en touche en riant: « Quoi, on fait encore des albums aujourd’hui? » Mais à la fin du set en Gaume, à voir les sourires mutuels, il semble évident que le projet s’enregistrera. De quoi témoigner du fait que l’ange de la musique – quelle que soit l’amplitude de ses ailes – est passé par là…

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