Jean-Claude Vannier fait chanter Mike Patton: « Il est capable de trucs hallucinants »

"Je n'aime pas les comparaisons. Dans le temps, on me disait: tiens, tu as pris un quatuor à cordes comme trucmuche. Mais mon pauvre vieux, le quatuor à cordes, ça existe depuis Mozart..."
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Sur Corpse Flower, l’arrangeur et compositeur Jean-Claude Vannier (Gainsbourg, Nougaro, Bashung…) s’amuse avec l’infatigable Mike Patton (Faith No More, Fantômas, Mr. Bungle…). Un remarquable album théâtral, décadent et drôle. Rencontre.

Paris. La terrasse du Cuba, pas loin de l’Opéra Bastille. Jean-Claude Vannier est en avance et a déjà commandé son café. L’arrangeur et compositeur français qui a entre autres sublimé Brigitte Fontaine, Johnny, Polnareff et Barbara, Alain Bashung, Claude Nougaro et Françoise Hardy, celui qui a fabriqué Histoire de Melody Nelson avec Serge Gainsbourg et écrit Super Nana pour Michel Jonasz, est loin de faire ses 76 printemps. Sens de l’humour prononcé, esprit libre, éternelle fraîcheur et caractère trempé (il a refusé de parler à Gonzaï en raison du ton du magazine), Vannier aime les marges. Ou peut-être plutôt les interstices. « J’habite à deux pas d’ici. Quand j’ai acheté dans le quartier, alors fort populaire, tout le monde me disait que j’étais dingue. Maintenant, que les prix ont grimpé en flèche, ils pensent que c’était une super affaire. Mais c’est nettement moins bien. »

Choc de générations sur fond d’amitiés mélomanes transatlantiques, Vannier vient de faire équipe pour son dernier album, Corpse Flower, avec Mike Patton. Caméléon vocal, crooner ascendant brailleur, Patton a tout fait et de tout temps jonglé avec les projets. Le chanteur de Faith No More a hurlé avec Fantômas, revisité la chanson italienne avec Mondo Cane, accompagné un paquet de nuits torrides avec Dan the Automator et Jennifer Charles (Lovage)… L’arrangeur des arrangeurs raconte.

Pourriez-vous revenir sur votre rencontre?

Quand il a été question de rendre hommage à Serge Gainsbourg à l’Hollywood Bowl, à Los Angeles, on m’a demandé de choisir des chanteurs et quelqu’un m’a parlé de Mike. Je ne savais rien de lui. Mais j’ai vite réalisé qu’il était capable de partir aussi bien dans le rock brutal que dans la chanson napolitaine. Quand je l’ai rencontré, je l’ai vraiment trouvé fabuleux. Il a une voix absolument démente et il interprète d’une manière très personnelle. Il a un style. Il est déluré. Par la suite, je suis parti à San Francisco. Mike habitait là-bas et on s’est vus régulièrement. On a été chez l’éditeur et libraire mythique qui a vendu Kerouac et Ginsberg du temps des beatniks. Il a acheté un bouquin de Jacques Prévert et moi Howl, qui fait la promotion de la drogue et de l’homosexualité. Un truc affreux pour les bourgeois. Il m’a proposé de faire un disque ensemble. Mais à l’époque, je trouvais ça assez opportuniste. Je n’ai rien dit. J’ai laissé couler. Il y a trois ans, il m’a envoyé un mail: « Bon, cet album, on le fait? » Et là, tout à coup, c’était bien. L’ambiance, l’air du temps…

Vous aviez quoi en tête?

Je ne savais pas du tout. Au départ, il voulait partir sur un carnet de voyage. Ça ne me tentait pas tellement. Un jour, je lui ai envoyé une musique et tout s’est enchaîné. C’était Ballade C.3.3, un hommage à Oscar Wilde, pour lequel j’ai beaucoup d’admiration. Quand il a été emprisonné à Reading (de 1895 à 1897 pour immoralité grave, suite à sa liaison amoureuse avec Alfred Bruce Douglas, NDLR), Wilde s’est retrouvé dans l’aile C, au troisième étage dans la cellule trois. J’ai envoyé un playback, Mike a parlé dessus. On l’a adapté. Et à partir de là, je lui ai envoyé des musiques. J’ai écrit quelques paroles qu’il a traduites mais il s’est chargé de la majorité des textes… Les mots racontent de temps en temps quelque chose mais surtout ils s’entrechoquent. Mes chansons, même en français, ne sont pas des romans feuilletons. Ce sont des mots qui entrent en collision, qui se contredisent. Des éclairs soudains.

La musique, ce n’est pas drôle. Ça n’a rien à dire. Ça n’a pas de sens. C’est un rêve. Presque un viol.

Ça a été facile de travailler avec lui?

On a un autre projet ensemble. Il est capable de trucs hallucinants. Certains prétendent qu’il a la plus grande tessiture au monde. Ce n’est pas très important, mais ça ouvre les possibilités. Avec le décalage horaire, je travaillais pendant qu’il dormait. Et lui bossait pendant que je pieutais. J’envoyais les musiques et il enregistrait quasi immédiatement les voix dessus. Je recevais ça le lendemain matin. C’était merveilleux. Mes chansons s’incarnaient pendant mon sommeil. Sur Hungry Ghost, on voulait parler de fantôme. Une femme qu’on avait aimée? Je suis parti de La Belle et la Bête et d’un poème écrit par un ami de Cocteau. Mike a finalement dévié sur les vampires. Je suis copain avec une criminologue anglaise spécialiste des crimes adolescents. Je lui ai montré ce qu’il m’avait envoyé et elle m’a dit: « Quelle horreur! » Il y a un peu de provocation. Plus chez lui que chez moi. Perso, je veux surtout faire sourire.

L’humour vous a liés?

Chaque fois que je lâchais une connerie, il réagissait au quart de tour. Dans le morceau Chanson d’amour, le narrateur se prend pour un grand crooner. Il imagine qu’il va se faire interviewer par un journaliste. Il se saoule la gueule comme une mondaine. Mike a traduit par « fashion duchess« … Il a compris tout de suite. Il n’est pas trop promo lui. Ça l’emmerde. Perso, j’adore faire rire les gens. Ce qui me fait poiler? Oscar Wilde, Alphonse Allais, Blanche Gardin… Par contre, je déteste la musique amusante et drôle. Des gens ont essayé. Même Mozart. Ça ne me plaît pas. La musique, ce n’est pas drôle. Ça n’a rien à dire. Ça n’a pas de sens. C’est un rêve. Presque un viol. Elle entre en vous sans que vous puissiez l’en empêcher. Elle vous émeut sans que vous puissiez contrôler. Et vous seriez bien malin si vous parveniez à dire ce qu’elle vous a raconté.

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Beaucoup revendiquent votre influence. On fait encore régulièrement appel à vos services?

Ça arrive. Mais rarement avec des choses qui m’intéressent. C’est généralement trop mièvre. Je cherche une fille en ce moment. Toutes celles que j’écoute chantent à la Walt Disney. C’est complètement édulcoré. Je ne sais pas pourquoi. Je ne peux pas imaginer qu’il n’y a pas de filles en France avec du talent. Ce n’est pas possible. Aux États-Unis, j’en ai repéré des formidables. Libres, agressives… Elles n’en ont rien à foutre des critiques et elles y vont à fond. Ça n’existe pas ici. Même dans les cafés. Souvent, j’ai affaire à des gens qui se prennent pour des stars. J’évite. Tous les mecs célèbres que j’ai rencontrés étaient cinglés. J’ai été ami avec Gainsbourg, Nougaro, Barbara… Mais je n’aime pas l’idée d’être célèbre. C’est malsain. Les gens célèbres sont entourés de connards qui leur disent qu’ils sont géniaux et ils finissent par le croire. On me demande toujours des photos avec bidule ou machin. Alors que moi, j’ai toujours fait attention de ne pas figurer devant l’objectif. Ça ne m’intéresse pas. J’ai bien trop à faire avec la musique.

Comment vous analysez, avec le recul, le succès de Melody Nelson?

Je ne sais pas. Le succès ne s’explique pas. L’insuccès non plus. Pour moi, il est toujours une surprise. Un malentendu. Je ne sais pas pourquoi ce que je fais marche ou ne marche pas. Je n’arrive pas à comprendre. Si je le savais, ça ferait longtemps que ma vie serait résolue. J’ai toujours fait du mieux que j’ai pu.

Les gens célèbres sont entourés de connards qui leur disent qu’ils sont géniaux et ils finissent par le croire.

Quel est votre rapport à la musique? Qu’est-ce que vous écoutez? Qu’est-ce qui vous intrigue?

Tout ce qui est gonflé. Au départ, j’étais méfiant envers le metal par exemple. Mais je trouve ça vraiment intéressant. Ça mène à tout ce que j’espérais. À ce que la musique redevienne un bruit. Certains font du metal et ne savent pas jouer de la guitare. Mais grâce aux pédales, aux appareils, ils produisent un son qui m’intéresse. Avec des rythmes, des harmonies étranges qu’ils ne contrôlent pas la plupart du temps. Mike est venu avec Deadcross jouer dans un aérodrome au nord de Paris. Il m’a dit: « Ne viens pas, c’est du metal. » J’ai vu une vidéo, il court partout en hurlant: « Nazi Trump. Fuck Off. » Tout ce qui est un peu déconnant et transcendant me parle. J’aime autant le tango et la musique contemporaine que Jimi Hendrix.

Quel est le moment qui vous a le plus excité dans votre carrière?

Je n’ai pas la sensation d’avoir fait une carrière. Ce qui m’excite moi, c’est ce que je viens de faire. J’ai vécu un tas d’expériences formidables mais celle qui m’amuse, c’est celle d’aujourd’hui, celle de maintenant. Quelque part, les chanteurs emmènent vos chansons. J’en suis un peu la mère et, comme toutes les mamans, je me demande bien où ils vont les embarquer. Ils vont les présenter à des gens que je ne connais pas, oublier de leur mettre des cache-cols quand il fait froid.

Vous comptez 949 crédits sur Discogs… Vous êtes un boulimique?

Je ne suis pas boulimique. J’adore la musique, c’est tout. 900 crédits, ça me paraît énorme et peu à la fois. Il y a sans doute des trucs à chier là-dedans. Ça ne veut rien dire. Ce n’est pas mon métier. Je n’aime pas les gens pour qui c’en est un. Ceux qui considèrent ça comme un boulot. Moi, j’écris de la musique pour mon plaisir. Et accessoirement, j’essaie de gagner ma vie avec. C’est la même chose pour tout le monde. On essaie de faire des choses qu’on aime et en même temps de surnager, de survivre.

C’est compliqué pour ce qu’on appelle « un arrangeur »?

Ça a été difficile par moments. Il y a eu des passages à vide. Je me suis retrouvé dans la rue pendant plus ou moins un an. Quand ça descend, ça descend. Après, moi, je n’ai que des bons souvenirs. C’est dans ces moments-là, quand je me suis retrouvé sans argent, que je me suis le plus amusé. Je faisais des directions d’orchestre les week-ends. Je devais avoir 25-30 ans.

Jean-Claude Vannier fait chanter Mike Patton:

Vous aimez les excentriques?

Dans le sens étymologique, oui. Parce qu’ils ne sont pas dans le centre. Je n’aime pas les gens dans la norme. Le verbe « délirer », au départ, vient de l’agriculture. Les paysans l’utilisaient quand la charrue sortait du sillon. Moi, j’aime bien les gens qui délirent. Les gens qui ne sont pas comme tout le monde, qui ont des idées hors du commun, qui surprennent. Je déteste les conformistes, les radoteurs. Particulièrement dans la musique. En plus pour essayer d’attraper un public hypothétique. Ce sont des gens qui écrivent des trucs cons pour des cons. Ce circuit-là ne m’intéresse pas du tout.

Il fut un moment où la qualité était davantage en adéquation avec le succès?

La qualité a toujours été acceptée par le grand public. Le problème, c’est qu’on est dirigés par des idiots, des marchands de yaourt et d’objets artistiques proches de l’encéphalogramme plat. Ils pensent à la place d’un public qu’ils imaginent demeuré. Cocteau, quand il a présenté Parade au Châtelet, est descendu à l’entracte pour écouter ce que disaient les spectateurs. À l’époque, on ne connaissait pas son visage. Il entend alors un bourgeois qui dit: « Si j’avais su que c’était si con, j’aurais amené les gosses. » Ils choisissent des trucs cons pour que le public con adhère à leur truc con. C’est un circuit fermé de cons. Et ça, c’est le commerce.

La pérennité de votre oeuvre, ça vous préoccupe?

Je m’en fous complètement. Ça m’est totalement égal. Ça ne m’intéresse pas. La postérité, quel terme affreux! Il y a peu de choses que j’ai faites qui ont vieilli. Simplement parce qu’elles n’ont jamais été jeunes ou à la mode. J’ai fait mon truc sans m’inquiéter que ce soit bon ou mauvais. Rien à foutre. Quand on est musicien, on a mille idées par minute. Il suffit de choisir la bonne. Et la bonne pour moi, c’est celle qui me ressemble.

La postérité, quel terme affreux!

Vous avez beaucoup composé pour le cinéma. Ça a été facile?

Non. J’ai toujours été en conflit avec les metteurs en scène. J’étais pas fait pour ça. Je n’ai jamais fait de film intéressant. Tous ceux auxquels j’ai participé, à quelques exceptions près, étaient moches. Ceux avec Gainsbourg étaient horribles. Des navets. C’était nul. Invisible. Les metteurs en scène ne vivent pas dans le même espace-temps que nous. Ils mettent plusieurs années à faire admettre leur scénario, à trouver l’argent pour le tourner. On arrive à la fin, nous, les musiciens. Et le mec se dit: « Mais putain, il est en train de détruire mon film ce petit con. » Il a la trouille et je le comprends.

C’est quoi votre vie au quotidien?

Elle se divise entre Paris et les Cévennes. J’adore ce pays. On n’y trouve que des gens particuliers qui veulent s’exclure du monde des connards. C’est très peu touristique. À côté de chez moi, il y a un village où tu peux lire: « Touristes, allez vous en. Ici, ce n’est pas fait pour vous. Ici, il y a une cloche qui sonne. Il y a un coq qui chante. Il y a des moutons. Il y a des vaches. Partez. » Ce sont des rebelles. Des gens qui ne se laissent pas faire. Pour l’instant, je cherche des textes et des musiques singulières. J’écris en anglais. Tout se passe sur le papier pour moi. Comme au XVIIe siècle. La gomme et le crayon. Et encore, c’est la gomme le plus important.

Mike Patton & Jean-Claude Vannier – « Corpse Flower »

Distribué par Ipecac. ****(*)

Jean-Claude Vannier fait chanter Mike Patton:

Petit miracle que cette rencontre du troisième type entre l’arrangeur français Jean-Claude Vannier et l’inimitable Mike Patton (Faith No More, Tomahawk, Mr. Bungle…). Voix théâtrale de crooner baryton, instrumentations bigarrées et raffinées… On pense tantôt à Gainsbarre (période Melody Nelson forcément). Tantôt à Paolo Conte (Chansons d’amour) ou T-Rex (On Top of The World). Corpse Flower est un disque cinématographique. La bande originale d’un film qui n’existe pas mais qu’il faudrait inventer. Croisement entre Le Parrain, The Rocky Horror Picture Show, un western spaghetti et Le Fantôme de l’opéra. Un album remarquable dans la fleur avancée de l’âge…

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