Serge Coosemans

Je ne suis pas SABAM: le droit d’auteur, c’est vous qui le vivez, c’est nous qui en vivons

Serge Coosemans Chroniqueur

Définitivement clubbeur de salon, Serge Coosemans n’a pas mis un orteil à l’Anti-Sabam Street Rave de ce samedi soir aux alentours du Heysel. Ce qui ne l’empêche pas de lui aussi ruer dans les brancards quand on en vient à parler de rétribution des droits d’auteurs en juin 2015. Sortie de Route, S04E39.

Comme une poignée d’autres sociétés spécialisées dans la gestion du droit d’auteur, par exemple l’ASCAP aux États-Unis, la SABAM fut créée en 1922. Le contexte de l’époque l’explique: 1922, c’est l’année du boom radiophonique. Dans un premier temps, quand une chanson s’écoute à la radio, elle est interprétée par des musiciens présents en studio, payés pour l’être, et qui pourraient très bien, se disait un lobby du genre, rencontrer un certain succès au détriment des véritables auteurs de ces mêmes chansons. C’est pourquoi des sociétés comme l’ASCAP et la SABAM entendaient percevoir des droits à rétribuer sur l’exécution et la diffusion des oeuvres de son répertoire; un peu comme si les musiciens utilisaient un brevet, si j’ose dire. Une partie de l’argent perçu allait aux auteurs et aux éditeurs de partitions, qui étaient alors les véritables rois du pétrole de l’industrie musicale.

Les choses se sont assez vite compliquées quand, parallèlement au boom radiophonique, à l’explosion des radios commerciales et des émetteurs d’état, on a vu monter en puissance le marché du disque. Quand on passait un disque à la radio, on ne devait en effet d’abord rien à personne. Ce switch technologique a foutu les musiciens habitués à jouer dans les studios de radio sur la paille. À la même époque, le cinéma parlant les chassa également des fosses où ils accompagnaient les films muets. La radio, les tourne-disques et plus tard les jukebox ont encore fini par virer les musiciens des bars, des salles de bals et autres boxons de nuit qu’ils avaient jusque là l’habitude d’animer. C’est d’ailleurs en partie pourquoi se créeront aussi une dizaine d’années plus tard des sociétés chargées de faire respecter le droit des interprètes.

Il se déclara assez vite une véritable guerre ouverte entre les petites puissances du secteur. En 1922, quasi dès sa création donc, l’ASCAP menaça de procès différentes radios qui jouaient la musique de ses affiliés. Dans un premier temps, les stations commerciales américaines proposèrent à la société des forfaits de 500 à 5000 dollars mais l’appétit venant en mangeant, l’ASCAP ne s’en contenta pas. En 1923, différentes radios s’associèrent pour former la National Association of Broadcasters, histoire de contrer la puissance de l’ASCAP. En 1939, cette alliance aboutit carrément à la création de la BMI, sa propre firme de gestions de droits. L’idée fut de laisser l’ASCAP gérer les auteurs, tandis que la BMI s’occuperait des interprètes, des disques et de leur diffusion.

Diffuser est-il forcément exploiter?

Comme le conceptualisent encore aujourd’hui beaucoup de ces sociétés de gestion de droits, quand on diffuse un morceau, on l’exploite. C’est une vision des choses pas trop chicanée mais il me semble tout de même clair qu’en plus de 90 ans, on a fini par comprendre que la diffusion d’une oeuvre peut dans certains cas davantage relever de sa promotion. Quand une oeuvre est adaptée, utilisée, reprise ou largement samplée, elle est indiscutablement exploitée, comme peut l’être une ressource, mais est-ce vraiment le cas quand un morceau est diffusé à la radio, joué par un DJ ou traîne en fond sonore dans une boutique ou un restaurant? On me dira qu’un DJ exploite le travail d’autres musiciens, d’autres auteurs, pour se faire un nom et une réputation. Qu’un commerçant passe des CD dans son magasin ou son restaurant pour en embellir l’ambiance et faire en sorte que sa clientèle passe un bon moment et revienne. Qu’une radio diffuse certains morceaux pour se distinguer de la concurrence, grimper dans l’audimat et se tailler de meilleures parts de marché. Dans ces cas de figures, l’auteur (ou l’interprète) jouerait donc bel et bien un rôle rétribuable, même si parfois très secondaire. On peut toutefois considérer que la frontière entre exploitation et promotion est tout de même assez ténue; que les droits payés à l’ASCAP, à la BMI ou à la SABAM monnayent éventuellement surtout la permisssion de promouvoir des artistes. Au fond, on en est toujours à la logique de 1922: si on diffuse une chanson au public sans en demander le droit, on vole le boulot de l’auteur et de l’interprète. Bref, on ne lui fait pas de la pub, on tuerait même plutôt la culture.

De ce que j’en ai lu, même les revendications de l’Anti-Sabam Street Rave de ce week-end aux alentours du Heysel n’ont pas trop abordé cette idée que diffuser une oeuvre n’est pas forcément l’exploiter. On attaque surtout la SABAM pour sa froideur administrative, ses méthodes polémiques, ses francs dérapages dans l’absurde et quelques points de détail. On lobbyise pour que se pense un traitement différentiel pour les acteurs socio-culturels, les petits organisateurs, l’associatif… On rappelle que la SABAM semble devenue complètement folle, réclamant de l’argent à des crèches qui passent de la musique pour endormir les bébés ou tentant de s’attaquer à tous ceux qui renvoient vers YouTube sur les réseaux sociaux et les blogs, alors que c’est permis par la Cour Européenne de Justice depuis 2014. On s’amuse aussi que la SABAM s’en soit également prise à différents ministères, à l’OTAN, à des ambassades et à de très gros fournisseurs d’accès.

Moi, me découvrant un poil plus libertarien que prévu, j’attends l’irruption d’un modèle disruptif (c’est à la mode) qui nous balaye tout ça, qui nous enterre définitivement 1922. Je me plais à imaginer qu’à force de se frotter à de très gros poissons, qui ont à leur disposition des batteries d’avocats un poil plus compétents et informés que les ambianceurs du samedi soir pris la main dans le sac de CDR et les vendeurs de steak-frites qui passent du Rondo Veniziano sans permission, la SABAM se cogne à de vrais punks du barreau, impatients de batailler avec l’ogre, de surtout le traîner par le fond de la culotte vers la modernité. Si un artiste vit essentiellement de ses ventes réelles, de ses prestations, de ses collaborations et de son merchandising mais gagne moins ou rien sur la diffusion de ses oeuvres, je ne crois pas un seul instant que cela nous tuera la culture. Madonna va juste devoir zapper la construction de sa énième piscine et quelques « middle men » simplement se trouver un nouveau job. Bienvenue au XXIe siècle, autrement dit.

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