Ivry Gitlis, le violon dingue, est décédé

© DEBBY TERMONIA

Violoniste virtuose mondialement reconnu, Ivry Gitlis est décédé ce jeudi à l’âge de 98 ans, à Paris. En guise d’hommage, revoici le renc’art qu’il accordait au Vif/L’Express il y a quelques années.

Article initialement paru dans Le Vif/L’Express du 21/04/2017.

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine: le violoniste virtuose Ivry Gitlis.

Ivry Gitlis, officiellement 94 ans, alors que certains susurrent qu’il en compterait deux de plus (la faute à un concours pour lequel il aurait dû se rajeunir), vous reçoit dans son appartement parisien. Une interview fixée le dernier jeudi du mois de mars, confirmée au téléphone par l’intéressé quelques jours auparavant, non sans lâcher, avant de raccrocher: « Pas de problème pour jeudi. Mais dites-moi, quel jour sommes-nous aujourd’hui? » Rassurez-vous! A en croire son « carnet de bal » rempli de concerts à donner aux quatre coins du monde, le grand violoniste n’a non seulement rien perdu de son talent mais a également conservé toute sa tête. C’est juste que comme chez beaucoup d’artistes, celle-ci se perche le plus souvent dans les airs et que, pour le suivre, mieux vaut vous munir d’un filet à papillons tant il fait virevolter ses pensées et ses passions.

Une semaine plus tard, dans une ruelle étroite de Saint-Germain-des-Prés, pendue à la sonnette, vous attendez que le maestro vous invite à entrer. Alertée par tant d’insistance, l’antiquaire du rez-de-chaussée sort le nez dehors et vous propose de traverser sa boutique pour rejoindre la cage d’escalier. « Ivry Gitlis, c’est la star de notre immeuble, lance-t-elle fièrement. Essayez de frapper à sa porte mais je ne pense pas qu’il soit levé. Regardez, ses volets sont toujours fermés. A votre place, je repasserais. » Vous patientez alors au bar du coin, l’oeil rivé sur des volets à la peinture écaillée. Il est 13h30. Une heure plus tard, toute enjouée, l’antiquaire vient vous chercher. « J’ai l’impression que ça bouge un peu en haut, il a ouvert les volets de sa chambre. » Et de vous souhaiter gentiment « bonne chance » avant de s’en retourner astiquer ses couverts en argent.

Antonio Stradivari (1643 – 1737)

Le Lady Blunt (1721), le Stradivarius le plus cher au monde.
Le Lady Blunt (1721), le Stradivarius le plus cher au monde.© R. Bailey/BELGAIMAGE

Né à Crémone où il vécut toute sa vie, le célèbre luthier reste aujourd’hui encore le plus estimé des fabricants. Avec plus de 3.000 instruments àson actif dont 500 violons, son « son » voluptueux, chaud et mélodieux fit de nombreux disciples; de ses deux fils qui reprendront l’atelier familial à Bergonzi, Guardagnini ou Guarnerus del Gesu, tous reconnaissaient en Stradivari leur maître. Pour l’anecdote, la plupart de ses violons portent de petits noms, le Sancy pour celui d’Ivry Gitlis, le Duport pour Rostropovitch et le Milanollo pour Yehudi Menuhin.

Sur le marché de l’art. Au bas mot, comptez un million d’euros pour acquérir un Stradivarius. Notez le record mondial enregistré par le Lady Blunt (1721) à plus de 11 millions. Attention, la valeur d’un Stradivarius diminue en fonction du nombre de réparations. Les meilleurs des violons contemporains, eux, se chiffrent dans les 50.000 euros.

« Mi-ange, mi-démon »

Une porte laquée arborant une sonnette arrachée, un petit mot « frappez fort » et un numéro de portable inscrit en diagonale sur une feuille de papier à moitié déchirée… Nous y voilà! Et plus de doute, l’interprète le plus adulé de sa génération est sorti du lit et – ô miracle – entrebâille même l’entrée en se demandant qui peut bien se manifester à une heure si matinale. A peine réveillé donc, il vous reproche de ne pas lui avoir téléphoné la veille pour lui rappeler votre rendez-vous. De très méchante humeur, cheveux en bataille, vêtu d’un peignoir rayé, il consent tout de même à vous laisser entrer. Le temps pour vous de lui prouver – son iPhone à la main – que parmi la centaine d’appels en absence, sept tentatives vous reviennent. Test à l’appui, il finit par découvrir que son téléphone était en mode « nuit » depuis une semaine – c’est bête! – et que, dès lors, vous n’aviez peut-être pas tout à fait tort. Et c’est avec les yeux d’un vieux séducteur et le sourire d’une midinette qu’il finit par s’excuser de son accueil frisquet et fonce à la salle de bains se refaire une beauté. Il est 15 heures. Au passage, il pose la main sur votre épaule et ne peut s’empêcher de glisser: « Je suis certain de vous avoir déjà rencontrée, non? »

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Le vaste séjour est colonisé par des piles de livres, des caisses qui débordent, des tableaux et des carnets de notes innombrables. Dans un coin, un quart-queue suffoque sous le poids de trois valises, elles-mêmes bataillant avec des colonnes de partitions. Au mur, des photos témoignent de l’extraordinaire carrière du violoniste qui, contrairement à l’usage dans le milieu conservateur de la musique classique, s’illustre autant dans les salles de concerts les plus prestigieuses qu’à la télévision ou au cinéma. « Mi-ange, mi-démon », comme on le surnomme pour sa virtuosité, Ivry Gitlis joue comme il respire mais reste avant tout un homme libre qui milite pour la paix dans le monde et oeuvre en faveur de l’éducation musicale des enfants. Plutôt en avance sur son temps, il aime sortir la musique des cadres et aller à la rencontre de publics non initiés ou carrément « oubliés » par la société (prisonniers, personnes hospitalisées…). En parallèle, il s’éclate avec sa grande amie Martha Argerich, grimpe sur scène avec les Beatles ou les Rolling Stones, se produit avec les griots en Afrique, interprète Bach à des tribus reculées et danse avec les Tsiganes en Roumanie. En un mot, il démocratise sans affadir, décloisonne les styles sans les amoindrir et popularise sans abêtir. A sa façon, Ivry Gitlis, c’est un peu le Jean d’Ormesson du violon.

Niccolò Paganini (1782 – 1840)

Portrait de Niccolò Paganini par Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1819 (24 cm × 18,5 cm).
Portrait de Niccolò Paganini par Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1819 (24 cm × 18,5 cm).© REPORTERS

« Violoniste du diable » pour les uns, source d’inspiration des musiciens romantiques pour les autres, une chose est certaine, Paganini a élargi considérablement les possibilités techniques de son instrument. Formé en dehors de tout académisme par un père mandoliniste, il débute sa carrière à la cour de Lucques avant de triompher dans toutes les capitales européennes. Doté d’une intuition et d’une virtuosité quasi surnaturelle, il suscite l’admiration des plus grands critiques et musiciens de son temps. Robert Schumann dira, à propos de ses 24 Caprices pour violon seul, que Paganini atteignait « le point solsticial de la virtuosité ».

Sur le marché de l’art. Pour des portraits (dessin) de personnages illustres par Ingres, comptez entre 50.000 et 100.000 euros, parfois moins, rarement plus.

« Une étincelle qui parfois se transforme en feu »

Vingt minutes plus tard, tout pimpant dans sa veste péruvienne, il s’installe dans le fauteuil de son bureau et justifie le désordre ambiant. « Nous avons fait un peu la fête hier, quinze personnes dans cet appartement ce n’est pas rien. Avant, je vivais dans une grande demeure à la campagne, cet appartement n’était qu’un pied-à-terre. Et puis j’ai laissé la maison à mon épouse (NDLR: la comédienne Sabine Glaser, mère de trois de ses quatre enfants) et je vis seul ici désormais. » Lunettes sur le nez, jambes croisées et quelques doigts sur les lèvres qui soulignent son sourire ravageur, c’est assez distraitement qu’il feuillette Le Vif/L’Express n’accordant qu’une attention mitigée au portrait d’un autre musicien. « Je m’intéresse à bien d’autres choses que le violon, vous savez. Vous, par exemple… » Ça tombe bien, nous, nous sommes là pour parler d’art. « L’art, c’est un mot qui ne veut rien dire. L’art c’est vivre, c’est respirer… Et si je pense à des tableaux ou à de la sculpture, c’est un peu comme pour le violon, ce n’est pas de l’intérêt que j’éprouve mais uniquement de l’amour. Avec moi, tout commence par une étincelle qui parfois se transforme en feu. »

Quelques oeillades plus tard, en profil de trois quarts, il reprend le fil de la conversation. « Je voulais faire du violon depuis l’âge de 4 ans. Ma famille, qui était plutôt pauvre, s’est cotisée avec des amis pour m’offrir mon premier violon. Ce fut comme une rencontre amoureuse. Vous ne savez pas expliquer pourquoi, mais c’est une évidence: c’est telle personne, ou tel instrument, que vous choisissez. » Une destinée hors du commun attend cet enfant né de parents juifs ukrainiens qui débarquaient à Haïfa (Palestine) alors sous mandat britannique. Trois jours pour sortir du ventre de sa mère. « Que voulez-vous, c’était une mère juive, elle voulait déjà me garder pour elle. »

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Premier concert à 7 ans. Ivry Gitlis est aussitôt remarqué par le chef Bronislaw Huberman et, suivant les conseils de ses professeurs, tous se cotisent à nouveau pour envoyer le petit prodige et sa maman à Paris espérant le voir intégrer le conservatoire. Une bourse et quelques années plus tard, la Seconde Guerre mondiale éclate. Ivry et sa mère sautent dans le dernier bateau pour l’Angleterre où ils passeront les quatre années des hostilités. « A Londres, je travaillais mon violon entre les bombes qui tombaient… Je n’avais pas peur car, comme Roosevelt, je pense que la peur est un sentiment pire encore que le mal qu’elle entend prévenir. Par contre, il est nécessaire d’être pessimiste. Car quand on est optimiste, on pense toujours que tout va bien: il n’y a donc aucune raison que la situation change. Et quand on voit l’état du monde… »

Son téléphone sonne pour la seconde fois. C’est le luthier, « un homme charmant et de grand talent », rencontré la veille pour la première fois. L’artisan est sur le seuil et désire lui présenter ses hommages. Pas de problème, on l’installera dans le canapé, sa compagne sur les genoux. « Nous, on continue l’interview. De toute façon, ils ne parlent pas français », précise le maître des lieux en entremêlant plusieurs langues. Toujours pas décidé à se plier à l’exercice du Renc’art et à nous dévoiler ses trois oeuvres d’art préférées, il enchaîne sur son violon, un Stradivarius de 300 ans d’âge. « Je ne connais pas toute son histoire, une partie seulement. C’est un peu comme avec une femme que vous aimez. Vous n’avez pas envie de connaître ses anciens amants, s’amuse-t-il en rabattant une mèche rebelle. Mais ce qu’il y a de plus intéressant, c’est qu’on a beau aller sur la lune ou faire sauter des centrales atomiques, depuis cinq cents ans on fabrique toujours les violons de la même manière… »

William Shakespeare (1563 – 1616)

Portrait de William Shakespeare par Martin Droeshout, tiré du Premier Folio, 1622 (34 cm × 22,5 cm).
Portrait de William Shakespeare par Martin Droeshout, tiré du Premier Folio, 1622 (34 cm × 22,5 cm).© WWW.BRIDGEMANART.COM

Si William Shakespeare est sans contexte l’auteur le plus lu, le plus joué et le plus commenté aujourd’hui, il n’en a pas toujours été de même. Certains allant même jusqu’à nier son existence. Querelle de clocher entre Stratfordiens (Stratford, son patelin de naissance)… L’existence de William Shakespeare et la paternite? de ses oeuvres ne sont désormais plus contestées. Riche de plus d’une trentaine d’opus (de la comédie au drame historique en passant par la tragédie), l’oeuvre de Shakespeare, c’est un peu la bible des sentiments humains et le catalogue des turpitudes de la vie.

Sur le marché de l’art. Tire? a? 750 exemplaires, sept ans après la mort de Shakespeare, il ne resterait plus aujourd’hui que 228 exemplaires du Premier Folio, dont la couverture reproduit la célèbre gravure de l’écrivain par Martin Droeshout. En 2001, Paul Allen, cofondateur de Microsoft déboursait plus de 5,6 millions d’euros pour en acquérir un.

To be, or not to be?

Plutôt en verve, Ivry Gitlis déclame alors, en anglais, la célèbre tirade d’Hamlet. Le luthier et sa compagne coréenne sont médusés mais apprécient beaucoup l’exercice. « J’adore Shakespeare, car son oeuvre contient le monde. Avec lui pas de limite, juste les lumières obscures de la pensée. Car l’art, finalement, c’est exister en mettant en chantier ce que vous avez en vous, c’est réussir à extirper quelque chose qu’il vous est impossible de contenir. Et puis Shakespeare, c’est un peu comme Paganini. Plus qu’un violoniste, plus qu’un compositeur, Paganini a véritablement révolutionné l’écriture musicale. Je n’ai pas de compositeur préféré, si ce n’est celui que je joue au moment où je le joue, mais il faut bien reconnaître que beaucoup de compositeurs n’auraient pas existé si Paganini ne les avait pas précédés… Je ne crois pas aux « spécialistes », c’est de la foutaise, soit on est musicien soit on ne l’est pas. Par son interprétation, chaque musicien apporte quelque chose de valable et de personnel. Le drame des musiciens, par contre, c’est d’être toujours un peu en deçà de la musique qu’ils interprètent, comme s’ils étaient condamnés à rester en dessous du ciel. »

Là où d’autres musiciens souffrent de leur talent, Ivry Gitlis, lui, semble un homme heureux. « Vous savez, ma mère a sacrifié sa vie pour moi, c’est assez pour se sentir coupable. » De retour à Haïfa quelques semaines après la fin de la guerre, elle mourra d’une cirrhose à 41 ans, elle qui ne buvait pas d’alcool. « Je l’ai vue tomber malade mais je n’ai pas réalisé à quel point c’était grave. Je pense que c’est la nervosité, les bombes et la guerre qui l’ont tuée. Quand je suis rentré en Israël, je n’avais pas vu mon père depuis quinze ans, je n’étais pas sûr de pouvoir le reconnaître. Heureusement, ce qui vous manque dans la vie, c’est ce que vous avez connu et moi, je n’avais jamais connu ma famille… »

Interrompu à nouveau par son téléphone, il jure un peu avant de décrocher. « Ah, c’est toi? Mais où es-tu? Ah, tu es en bas, ne bouge pas. » Et vous attrapant la main, il vous emmène à la fenêtre qu’il ouvre grand. Sur le trottoir, un jeune metteur en scène fait les cent pas et, malicieux, Ivry Gitlis lui lance en vous serrant dans ses bras: « Je te présente ma nouvelle fiancée, nous allons nous marier! »

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