Serge Coosemans

Ivre, il entre en guerre contre l’ironie et provoque l’hilarité générale

Serge Coosemans Chroniqueur

En vadrouille à la Bozar Night, Serge Coosemans a beaucoup ri durant la prestation de Sewn Leather, alias Griffin Pyn. La rigolade n’est pourtant pas franchement le but de l’artiste américain. D’où sans doute le drame de sa vie. Explications en forme de Sortie de route, S03E30.

Sewn Leather, ce n’est pas un nom. Ça veut dire « cuir cousu » et c’est sous ce patronyme de maroquinerie que se produit depuis quelques années Griffin Pyn, second couteau de l’underground « punk à synthés » au sujet duquel circulent pas mal d’histoires débiles. Mercredi soir, il débarque sur la scène du Fumoir, à la Bozar Night, et il me rappelle aussitôt un Jesse Pinkman échappé de Breaking Bad (pardon pour le spoiler). Comme lui, Griffin Pyn a tout du prolétaire crétinoïde dysfonctionnel américain type. Son allure, son visage, respirent le vécu pas facile, la hargne, un certain désespoir, pas mal de neurones grillés aussi. Il se pavane comme un dur mais une amie qui le connaît un peu me dit que c’est surtout un « gros bébé », pas gentil du tout mais pas non plus si crapuleux que ça. On l’imagine bien sniffer des produits d’entretien sur un parking de supermarché, avant de rentrer chez lui, au milieu de cartons de pizza en décomposition, écrire des textes plein de fautes sur sa vie digne d’un bouquin de Selby. Ce soir, il porte un singlet du groupe Komplott, du métal italien pas très connu en dehors de Bandcamp, et ses tatouages ont tous l’air d’avoir été dessinés au Tipp-Ex. Je suppose que cette pose est tout de même un peu surjouée, que l’artiste entend surtout confronter son public aux limites de son confort culturel et de sa notion de bon goût. En fait, je suspecte Griffin Pyn de jouer au redneck à ordinateur portable comme certains bibliothécaires à ukulélés se font passer pour des hillbillies imbibés de moonshine. D’ailleurs, sa musique, c’est du folk moderne. Celui des blancs-becs urbains qui ne font pas de rap. Du beat électronique lent, lourd, basique, martial, agressif, saturé, crasseux, suintant, qui descend en droite ligne des premiers travaux de Front 242, Nitzer Ebb et Skinny Puppy.

À son échelle, le bonhomme représente en fait un mouvement. Il fait partie de cette sous-culture actuelle dont la figure la plus médiatisée serait Dominick Fernow, alias Vatican Shadow, instigateur du label Hospital Productions. Les deux zigues n’ont musicalement pas grand-chose en commun mais ce n’est pas la musique qui caractérise cette vague où certains pratiquent le punk, d’autres la techno, d’autres encore l’avant-garde industrielle. Ce qui rapproche tous ces gens, c’est une façon de voir, une éthique radicaliste. Leur ennemi, ce n’est pas le mainstream, c’est l’ironie. Ils ne rejettent pas ce qui cartonne commercialement, ils essayent de proposer une alternative à un monde pop qu’ils estiment saturé d’ironie. C’est pourquoi certains groupes du passé, ceux qui n’avaient pas l’air là pour rigoler et qui faisaient saigner nez et oreilles, sont à ce point admirés. Dans les années 80, un concert pouvait tenir du happening sado-maso, du meeting politique extrémiste, du défouloir hooligan, voire de l’expérience mystique, de préférence païenne ou satanique. De l’exigeant, du pas glamour, de l’éventuellement violent. Du SÉRIEUX. Vers 1983, Sewn Leather aurait sans doute aussi attiré un public de hooligans et de skinheads et les gens l’auraient pris très au sérieux. Mais nous sommes en 2014, il fait office de tête de Turc régulière dans les brèves de l’édition américaine de Vice Magazine et son show est surtout perçu comme un cirque amusant.

Ce mercredi au Bozar, je ne suis vraiment pas le seul à en rigoler. L’ambiance est très comparable à ce qui se passe sur cette vidéo, où Griffin Pyn se donne à fond, bouscule le public, l’agresse, entend l’exposer aux limites de l’acceptable mais en retour, les gens se marrent. Il est face à des hipsters détendus, des buveurs de bière blagueurs et quelques punks qui en profitent pour pogoter mais en faisant tout de même très attention à ce que leurs pieds ne cognent pas l’un ou l’autre nez. Un moment, Pyn se fait porter par une partie de la foule. Je ne sais pas trop pourquoi mais celle-ci décide brusquement de le lâcher et l’Américain se prend le carrelage du Bozar en pleine poire. C’est extrêmement violent mais tout le monde rigole, comme au catch, comme si c’était truqué. En fait, c’est comme si le public avait intégré la violence des punks de jadis et en jouait: « Tu conchies l’ironie, gamin? Qu’est-ce que tu penses de cette bonne blague? Boum, la tronche par terre! »

J’ai trouvé ça très ironique. Tout comme le fait que ce renouveau de la musique industrielle et de la techno gothique, dont fait plus ou moins partie Sewn Leather, semble en réalité condamné à générer de l’ironie, malgré la croisade anti-LOL. Aussi extrêmes que puissent se rêver ces artistes, ils ne le seront jamais autant que leurs ancêtres. Ce n’est pas une question de talent ou de personnalité mais bien de contexte. On appréhende mieux le genre aujourd’hui qu’en 1979, les oreilles sont mieux formées pour l’affronter. Un beat électronique martial pouvait jadis relever de l’outrage. Aujourd’hui, c’est vu comme du détournement de musique de discothèques, rien de plus dramatique. Par ailleurs, on a depuis lors entendu de la musique industrielle en boîte, à Hollywood, sur la BO de jeux de console et pour accompagner des installations artistiques et des défilés de mode. Aussi, n’importe qui ayant un peu lu sur la culture pop sait que la difficulté, c’est de sortir un tube populaire, pas de faire du boucan destiné à s’aliéner le grand-public. Bref, bien souvent, la plupart de ces mecs sont vus comme des gamins qui veulent casser les oreilles aux bourgeois ou des snobs pour qui Zola Jesus serait l’équivalent de Rihanna. On les trouve vains, donc marrants, et d’autant plus marrants que pour de soi-disant punks, quand ils se mettent à vanter les mérites du solennel, ils ressemblent drôlement à ces vieux cons qui jacassent continuellement sur la supériorité de la musique classique, du jazz ou du rock seventies. On a peut-être tort.

Eux aussi, vu qu’ils se trompent de combat. Le rapport contemporain à la pop-culture n’est pas qu’ironique. Il est surtout décomplexé. Quand on s’intéresse au punk, à l’électro, à la techno et à l’indus, avec Internet, on est bien davantage informé qu’avant. On fait plus facilement le lien entre différents artistes, différents courants. On repère plus vite les impostures. L’ironie ne se limite pas à tout prendre avec une distance amusée, c’est aussi savoir démonter une mascarade, remettre les choses à leur place et dans le cas de types comme ceux derrière Sewn Leather ou Vatican Shadow, leur place, c’est leur boulot et leur boulot, c’est faire du boucan, des shows de oufs et de lâcher dans la nature des histoires à faire suer les niais en quête de frissons interdits mais aussi de faire ricaner les éternels rieurs. On va dire qu’ils font tous ça très bien. Mieux qu’essayer de changer le monde, en tous cas. Lol.

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