Disquaires: la saga Tower Records

L'enseigne sur le célébrissime Sunset Boulevard à West Hollywood en 2006, année de liquidation de la chaîne. © GETTY IMAGES
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

L’Américain d’origine Tower Records incarne l’heure de gloire absolue de vente de musique physique. En faillite depuis 2006, sauf au Japon, la chaîne fait un inattendu come back on line. Story!

« Tower Records a été le seul endroit où j’aurais pu trouver un job, à cause de ma putain de coupe de cheveux. » Et Dave Grohl de lâcher sa généreuse denture dans un grand rire chevalin. Le jobiste des futurs Foo Fighters parle de toute évidence de sa période pré-Nirvana, fauchée. « C’était comme des amis », précise Elton John, qui dans la première partie des seventies, superstar absolue aux États-Unis, multiplie ses shoppings dans les différents magasins qui occupent désormais des dizaines d’endroits aux USA. L’Anglais boulimique quitte rarement Tower sans plusieurs dizaines de vinyles, et filmé par une télé, ce que pratique à échelle plus modérée Bruce Springsteen. « La première chose que je faisais quand je débarquais dans une ville, c’était une visite au Tower local! », précise le déjà Boss. Ces témoignages font partie d’un documentaire d’1 heure 30 sorti en 2015, baptisé All Things Must Pass: The Rise and Fall of Tower Records. Faisant allusion au titre du disque fameux de George Harrison, le réalisateur du film, Colin Hanks -acteur, producteur et fils de Tom- témoigne d’une aventure à l’américaine: ces stéroïdes qui rendent la gloire aussi ample et dure que la chute, au final, ne le sera. Parce qu’au début, rien ne présage -vieux synopsis ricain- qu’un simple Jewish Boy de la côte Ouest, va lancer cette chaîne de disques d’origine californienne, devenue mondiale. Russell Solomon (1925-2018) fait partie de ces (relatifs) inconnus qui façonnent l’Histoire de la rondelle plastique à partir de débuts quasi artisanaux.

Russell Solomon, créateur de Tower Records, au-dessus du magasin de Sacramento, en 1989. En pleine gloire du disque...
Russell Solomon, créateur de Tower Records, au-dessus du magasin de Sacramento, en 1989. En pleine gloire du disque…© GRAVITAS VENTURES

La vastitude du bazar Tower est impressionnante et puis aussi, les lieux, soigneusement choisis. On visite celui du Sunset Strip de Los Angeles, là où les maisons de disques ont pris l’habitude d’annoncer les nouveautés discographiques sur des billboards géants. Genre le Diamond Dogs de Bowie qui s’étale dans toute la flamboyante splendeur de son design signé Guy Peellaert. Une façon d’englober la nouveauté discographique dans un commerce qui, lové au coeur de la cité des péchés, fait plus de 3.000 mètres carrés. Dès la fin des années 80, on fréquente aussi sur l’autre côte américaine, le Tower Records principal de New York, à Greenwich Village. Quatre étages sur Broadway/4th Street, bourrés jusqu’à la gueule de LP, singles, CD et cassettes. Il s’agit autant d’un magasin que d’une immense discothèque mémorielle, d’un gros bout de continent rock/pop/jazz/blues et autres, ancré dans Manhattan. Une tranche d’héritage musical mondial. Avec même des raretés européennes comme les disques de Front 242 ou des machins alternatifs français introuvables à Bruxelles. Sur cette époque, sur Internet, on trouve des témoignages uniques de consommateurs, parlant de « rapports particuliers avec ces magasins de disques », dont celui d’un anonyme qui explique: « Pour moi, aller à Tower Records New York, c’était comme visiter le Metropolitan Museum ou assister à un match de NBA. Ça demandait un certain investissement. Être à l’intérieur du magasin était peut-être plus important que d’y faire des achats. Et peut-être en parcourant les allées de disques, il y avait le plaisir inouï de tomber sur un musicien qui allait faire une performance ce jour-là. »

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La chaîne dépasse son rôle de diffuseur et devient donc un acteur, majeur de l’industrie américaine. Le seul concurrent sérieux de Tower s’incarne dans l’autre enseigne internationale que sont les Virgin (Mega)stores de Richard Branson. Avec comme navire amiral, un énormissime magasin planté depuis 1996 sur Times Square: d’interminables escalators, des espaces en sous-sol et la sensation d’une caverneuse station de métro de 5.574 mètres carrés. Vendant aussi de fabuleux assortiments de blues, soul et de jazz, en plus du tout venant Top 100. On peut franchement passer deux-trois heures dans la caverne d’Ali Records… Quand elle ferme en 2009 -comme les autres Megastores-, la franchise de Times Square est bien sûr victime de la dématérialisation de la musique, même si la société s’est partiellement reconvertie au digital, ventes d’iPods comprises. Sa mise à mort -parallèle à celle de Tower Records- est également signée par le prix de location des espaces commerciaux américains. Lorsque la société immobilière qui rachète Virgin Entertainment Group North America en 2007 découvre le prix de location du Méga au mètre carré -54 dollars- elle s’étrangle. Vu qu’à Times Square, ce serait plutôt…700! Exit le Virgin et ses 200 employés, virés au profit du magasin de vêtements Forever 21.

Elton John, client boulimique de TR.
Elton John, client boulimique de TR.© GRAVITAS VENTURES

Argent trop cher

Tower Records est donc le bébé de Russell Solomon, mort en 2018 à l’âge très rock’n’roll de 92 ans. Ce Californien à tête de hobo grandit pendant la Grande Dépression, délaissant assez vite l’école pour fréquenter le business tout-terrain dans le cadre du magasin paternel, le Tower Cut Rate Drug Store, un bazar entre pharmacie, labo photo et pourvoyeur d’hygiène buccale. Les disques arrivent dans les sixties lorsque Solomon ouvre sa première boutique à Sacramento, prémices d’un empire ancré en musique qui, au fil des décennies, s’élargit aux bouquins, au matériel sonore et vidéo. Si Tower Records grossit aussi fortement tout au long des années 70-80, c’est aussi par symbiose avec une industrie discographique qui atteint alors son climax commercial. Même si Solomon ne le sait pas encore, sky is not the limit. Alors que le management des dizaines de Tower aux États-Unis semble en roue libre -ça picole, ça jointe en bossant-, l’ambition industrielle de Solomon exige sans cesse des agrandissements et des investissements d’envergure. Dévorants. Ils passent notamment par le lancement en 1983 du magazine Tower Pulse! Initialement gratuit, sa mise en vente payante en 1992 n’empêche pas la balance des coûts de s’enfoncer dans le rouge. La chaîne s’installe donc dans la plupart des grandes villes US, y occupant de vastes et coûteux espaces en location.

Le Japon est l'un des seuls pays qui a gardé des magasins TR, notamment à Shibuya, sur une des artères majeures de Tokyo
Le Japon est l’un des seuls pays qui a gardé des magasins TR, notamment à Shibuya, sur une des artères majeures de Tokyo© GETTY IMAGES

Grand seigneur, grand visionnaire, Solomon imagine ses stores comme le croisement de la frénésie consumériste du rock avec le yuppisme coké façon Wall Street. Période où les poilus Van Halen, Mötley Crüe, Guns N’ Roses ou Bon Jovi en vendent des tonnes, bientôt suivis par le raz-de-marée hip-hop. L’argent, à force d’être emprunté par Tower Records à coups de dizaines de millions de dollars, finit par coûter bien trop cher. Y compris en nouant des accords de franchises avec pas moins de dix-sept pays -du Canada aux Philippines- embarqués dans une aventure qui prend l’eau peu à peu. En 2004, Tower Records, se met une première fois en banqueroute volontaire selon le procédé Chapter 11 qui permet une reprise et/ou une recapitalisation par autrui. Mais le piratage internet, un management décidément bancal et des discounts de masse provoquent un second Chapter 11 deux ans plus tard. La société Great American Group rachète les avoirs de Tower, estimés à 100 millions de dollars -l’équivalent de sa dette…- et liquide tous les magasins à l’automne 2006. Depuis lors, seul le Tower Records japonais, financièrement indépendant de la multinationale américaine depuis 2002, continue d’exister. Voire de prospérer via ses 80 magasins à travers l’archipel, dont le Tower Records de Shibuya -quartier tokyoïte majeur-, de 5.000 mètres carrés sur neuf niveaux. Personne n’attendait donc vraiment la renaissance d’un Tower Records 2.1, même en forme exclusivement virtuelle. Le site, opérationnel depuis novembre 2020, vend du disque mais aussi du merchandising, du matos de lecture son, des machins hip-hop. Le tout, avec quelques exclusivités ou raretés Tower Records, comme le Nite Versions de Soulwax en vinyle blanc et rose: 16,95 euros plus frais de port… S’y ajoutent le retour du magazine Pulse on line et les shows inédits sur Instagram. Avant un come-back en magasin physique?

Méga Belgique?

Au MediaMarkt de Braine -l'Alleud
Au MediaMarkt de Braine -l’Alleud© PHILIPPE CORNET

Le temps des chaînes vendant à titre principal des supports disques semble aujourd’hui terminé. Même si deux enseignes, la Fnac et MediaMarkt, conservent un département musique.

Si Tower Records a négligé la Belgique -trop petit poisson sans doute-, celle-ci a bien accueilli une poignée de Virgin Megastores, dont le principal était installé de 1995 à 2002 dans les Galeries Anspach donnant sur la place de la Monnaie. Une surface de 2 000 mètres carrés et deux étages pendant une période où la musique se dématérialise peu à peu. C’est ce qui tuera Free Record Shop (chaîne d’origine hollandaise), installé à Bruxelles dans le voisinage immédiat du théâtre de la Gaîté, avant d’occuper l’espace Anspach à la place de… Virgin. Et de fermer à son tour en 2014. Restent donc aujourd’hui en Belgique deux grandes enseignes où l’on vend du disque, à côté d’autres types de produits: la Fnac et MediaMarkt. La première, installée chez nous depuis 1981, compte aujourd’hui douze magasins en Belgique. Pierre Meli, responsable des produits éditoriaux: « Aujourd’hui, le disque représente à peu près 5% de notre chiffre d’affaires -où le vinyle compte pour 30%- contre 12% pour le livre. À la Fnac City 2 par exemple, le nombre de vendeurs, comme la surface occupée par le disque, ont drastiquement diminué par rapport à la pointe des années 80-90. Mais tout disque, s’il n’est pas en rayon, est encore commandable, même si on n’aura pas forcément tel album indie en vinyle blanc le jour de sa sortie. Notre chiffre disques se fait quand même pas mal sur les classiques, comme les éditions limitées ou le Cabrel en fin d’année… »

Si Pierre Meli dément le fait que la Fnac « casse les prix du disque« , ce refrain revient de manière plus insistante vis-à-vis de MediaMarkt. Géant allemand aux plus de 800 magasins européens, dont 26 chez nous, l’enseigne a pour devise « think global, act local« , une force de frappe. Yves De Baene, responsable du rayon disques à l’enseigne de Braine-l’Alleud: « Il faut comprendre que l’on travaille par magasin, sans une centrale d’achat généraliste: elle ne fonctionne principalement que pour les films et les CD de variété française et des « classiques » à la McCartney ou Pink Floyd. Pour le reste, le magasin gère ses achats selon les demandes de ses clients. À Braine, on vend pas mal de rock contemporain, et peu de hip-hop, contrairement au magasin de Bruxelles. Aujourd’hui, le vinyle chez nous représente 30% des ventes de disques et certains jours, ça peut monter à 50%. Par rapport au chiffre d’affaires global de l’enseigne, la musique représente 3-4% sur le site brainois, ce qui n’est pas énorme. La marge de profit est très faible sur les tubes mais on se rattrape sur les coffrets, les éditions particulières, certains labels en vinyle. » Mais au fond, pourquoi MediaMarkt, qui gagne nettement plus d’argent avec l’électroménager ou les équipements vidéo, garde-t-il un département musique? « C’est sans doute ce qui nous distingue encore de Vanden Borre. Je pense que le client qui vient acheter un téléphone ou une télé va passer au rayon disques. Et peut-être se faire plaisir… »

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