Serge Coosemans

Des algorithmes peuvent-ils vraiment remplacer les journalistes culturels?

Serge Coosemans Chroniqueur

Le critique culturel est-il condamné? La Smart Curation est-elle l’avenir de la prescription ou rate-t-elle de peu le point essentiel du dossier? Serge Coosemans s’invite dans un débat qui ne lui a rien demandé. Pop-culture et carambolages, c’est Crash Test S01E02.

Des algorithmes peuvent-ils vraiment remplacer les journalistes culturels?
© Champs actuel

Allumeur de réverbères, porteur d’eau, épinceur de pavés, crieur des morts, critique culturel… Voilà à quoi pourrait très vite ressembler la liste updatée des métiers disparus si on en croit Frédéric Martel dans Smart, son bouquin sur « Ces internets qui nous rendent intelligents » dont l’édition de poche vient de paraître. Martel n’est pas un prophète approximatif à la Jacques Attali. Quand il avance des choses, il ne les suce pas de son pouce, elles ressortent plutôt d’indiscutables constatations. Ainsi, quand il écrit que les critiques de cinéma, de musique et de livres ne font plus vendre et, à vrai dire, ne sont même plus lus, il ne fait que répéter en mots ce que disent en chiffres les rapports d’audience des sites Web de gros médias. Dans le secteur, ça va mal, très mal, au point même qu’aux Etats-Unis, il n’y ait plus guère que le New Yorker pour encore vraiment accorder de la place aux critiques culturels et ne pas douter de leur importance. Frédéric Martel s’en désole d’autant plus qu’à la place, on propose désormais le plus souvent des algorithmes de recommandation, comme sur Spotify, Netflix, Amazon et YouTube. L’argumentation a été balayée au profit de ces fameux « si vous aimez ceci, vous aimerez aussi cela », des slogans publicitaires, des petites étoiles, des cotes sur cinq ou dix et des pictogrammes de pouces levés ou baissés. Ça n’emballe pas du tout Martel, qui juge ces raccourcis et ces algorithmes peu fiables, pouvant à la fois être biaisés par la publicité et ne mener qu’au mainstream mais aussi enfermer l’utilisateur dans une niche culturelle complètement hermétique. Tout dépend des paramètres mais qui voudrait vraiment qu’un robot choisisse à sa place la nourriture de son ciboulot? Il faut absolument remettre de l’humain dans le processus, estime Martel, qui pense aussi détenir une solution au problème; évoquée dans son livre et depuis défendue lors de séminaires internationaux. Il appelle ça la Smart Curation.

C’est une nouvelle forme de prescription, avance-t-il. Elle fonctionne dans un monde où la culture n’est plus un produit mais un service. Du contenu illimité, le plus souvent consommé après s’être payé un abonnement. La conversation entre consommateurs y remplace la « légitimité élitiste » des critiques d’antan. Toutefois, pour s’y retrouver dans la montagne de culture disponible, il faut selon Martel combiner « la puissance du big data et l’intervention humaine », c’est-à-dire proposer « une forme d’éditorialisation intelligente, une sélection automatisée puis humanisée qui permet de trier, de choisir puis de recommander des contenus aux lecteurs ». Ce qui revient en fait à hiérarchiser davantage l’information, comme je le comprend. C’est une vieille base du journalisme mais il est vrai qu’elle est un peu oubliée à une époque où même les grands quotidiens de référence préfèrent parler en homepage des retards de Thalys et des ouvertures de nouvelles boutiques informatiques plutôt que des enjeux d’une guerre de plus en plus globale au Moyen-Orient, par exemple. Merci à Frédéric Martel de nous proposer de revenir urgemment aux fondamentaux du métier, donc

Trier son courrier

C’est Mike Doughty, le chanteur du très bon groupe aujourd’hui disparu Soul Coughing, qui a un jour dit que le job de Robert Christgau, le légendaire rock-critic du Village Voice, ne consistait en fait qu’à « écrire sur son courrier ». C’est cruel mais juste et c’est exactement ce que font le plupart des critiques culturels: trier leur courrier; toute cette promotion, ces invitations, pour au final ne parler que de ce que l’industrie leur a envoyé de mieux. La Smart Curation ne propose en fait pas grand-chose d’autre. Que le critique culturel trie son courrier, commente les recommandations de ses amis ou s’inspire de ce que lui proposent des algorithmes ne fait pas vraiment de différence, je trouve. Ça sort peut-être bien un peu le gars de sa bulle, ça change son rapport servile ou ambigu à l’industrie, ça l’oblige à davantage d’humilité, mais ça ne va pas le sauver de l’extinction de masse en cours. S’il ne présente plus aucun intérêt promotionnel pour l’industrie et plus aucun intérêt culturel ou divertissant pour ses lecteurs, Smart Curation ou pas, il crèvera. S’il veut survivre, je pense plutôt que le critique culturel doit en fait surtout arrêter de fonctionner lui-même comme un algorithme.

C’est au fond une belle avancée que des types sans grand talent littéraire ou journalistique, sans même beaucoup de goût et encore moins de culture générale, se retrouvent menacés d’extinction. C’est une forme de justice immanente de voir mise à mal cette critique feignasse qui ne sort pas de son bureau à domicile et des hôtels/salles de concerts en déplacement et qui, jadis, jugea pourtant, par exemple, que le hip-hop était probablement une mode passagère, la house un feu follet du disco et Dire Straits ou Téléphone les nouveaux Rolling Stones. Cette critique-là, cette véritable escroquerie intellectuelle, ne berne plus personne dans un monde où l’accès direct aux productions devient en soi une forme de promotion et permet surtout au consommateur de s’en faire rapidement une opinion personnelle. En fait, les conditions sont désormais réunies pour que l’exercice critique dépasse la notion de service de base au grand-public, transcende sa vocation strictement promotionnelle, prenne quelque hauteur, redevienne en fait un plaisir de fin gourmet. Le critique culturel peut avoir un autre rôle que celui de prescripteur ou de dénicheur et rien ne l’oblige plus à continuer à aborder la musique, le cinéma ou la littérature comme le ferait un pigiste de Test-Achats. Il ne s’agit plus de se contenter de donner un avis de consommateur plus ou moins éclairé mais bien de revenir à une forme journalistico-littéraire plus complète, volontairement jouissive, non pas destinée à indiquer aux gens ce qui est bon ou pas mais bien à leur proposer des analyses, des digressions, de la rigolade, de la réflexion, des idées, des mises en perspectives, du démontage de fausses idoles, des débats fussent-ils très geek ou pointus, du partage de savoir, du plaisir de lecture… Ça n’a rien de révolutionnaire, ni de bien neuf. C’est même exactement pourquoi des critiques comme Serge Daney et Louis Skorecki sont immortels. Alors que d’autres…

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