David Bowie, Berlin l’enchanteur

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Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

En 2009, quatre ans avant la sortie de The Next Day, courait la rumeur que Bowie était de retour dans les studios berlinois. L’occasion pour nous de faire le point sur sa période 1976-1977, dans une ville divisée par ses fantômes idéologiques, où la pop-star anglaise accomplit sa plus brillante mutation musicale avec Low et Heroes. Son fantôme hante toujours les lieux.

Article initialement paru dans le Focus du 6 mars 2009.

Bande-son de cet article, notre playlist « Bowie à Berlin ».

« Depuis la salle de contrôle, on pouvait voir le Mur qui séparait Berlin en deux. Assis devant la console, Bowie, Brian Eno ou Tony Visconti observaient les vopos est-allemands qui, eux-mêmes, regardaient le studio à la jumelle. Autour du bâtiment, il n’y avait que des terrains vagues, et ce Mur, omniprésent. » Trente-six ans après cette image d’un autre siècle – le XXe – les Hansa Studios n’ont pas vraiment changé. Alex Wende, actuel gérant du lieu, pointe le nouveau boom town qui encercle désormais l’immeuble de 1912 de la Köthener Strasse où Bowie va travailler de manière compulsive pendant dix-huit mois. L’homme qui arrive à Berlin à l’été 1976 est une superstar fracturée par son séjour en Amérique où la consommation de coke l’a fait glisser dans une paranoïa incontinente. S’il reste enfermé dans sa villa Angelo de Doheny Drive, entouré de dealers et de parasites, Bowie sait qu’il en mourra. De retour brièvement en Angleterre, il gagne le continent où un travesti rencontré à l’Alcazar parisien, Romy Haag, convainc Bowie de venir le voir à Berlin. La découverte de la ville, dédale infini de parcs et de cités reconstruites, encore fissurée par la guerre froide, le fascine. Il y a peut-être d’autres odeurs, de soufre celles-là, dans l’exil inattendu d’un artiste qui, à son retour anglais en mai 1976, à la gare Victoria, salue ses fans d’un geste qui évoque furieusement le salut hitlérien. Longtemps après, dans le magazine Uncut, il dira: « Pendant des années, Berlin m’est apparu comme une sorte de sanctuaire. C’était l’une des rares villes où je pouvais me déplacer en tout anonymat. J’étais fauché (…) et c’était un endroit peu cher. De plus, les Berlinois ne semblaient prêter aucune attention à moi. » Dans la ville partagée, Bowie retrouve ses vieux fantasmes expressionnistes, son amour pour la peinture du mouvement Die Brücke mais aussi son intérêt pour Brecht et le lieu de conception de Metropolis, chef d’oeuvre futuriste de Fritz Lang. Instinctivement, il sent que son travail musical peut s’y épanouir.

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Bowie sort alors de cinq années folles. En Amérique où, débarrassé des frasques de Ziggy Stardust, il émigre au printemps 1974, il pousse à fond l’image cryogénisée de l’artiste-Dionysos, inaccessible et impérial. Sa musique glam s’est emparée de la soul, du funk, brillamment reconvertis dans un théâtre de crooner post-moderne à l’égo dément. Un succès considérable – poussé par un management mégalo qu’il abandonnera à Berlin – l’amène pour la première fois dans des salles énormes, le vide de ses émotions et développe sa cocaïnomanie. La dernière ligne droite américaine sera le tournage de The Man Who Fell to Earth, un film marquant de Nicolas Roeg, où Bowie joue un extraterrestre en quête d’eau pour sa planète asséchée. Problème: il interprète un alien mais il voit, pour de vrai, des soucoupes volantes sur le lieu de tournage au Nouveau-Mexique… De tout cela, de l’Amérique, il n’emmène à Berlin que ce dernier look – cheveux orangés, peau pâle – pour une photo prise sur le plateau de The Man… qui finira, bizarrement, sur la couverture de Low. Berlin est le point de rupture et de renaissance de Bowie qui y absorbe la ville jusqu’à la nausée. D’autant plus que les studios Hansa, installés à proximité de la Potsdamer Platz, sont symboliques de l’ancienne Berlin canaille des années 20 et 30, ivre d’art et de plaisirs interdits. Bowie est fasciné par les volumes et le vide, ces avenues larges comme des autoroutes, ces restants de civilisation évaporée. Low, enregistré à Hansa à partir de l’automne 1976, est la transposition quasi physique de ces sensations. Plusieurs morceaux référencent spécifiquement la ville et ses névroses: Art Decade, Weeping Wall et Subterraneans. Bowie congèle des bribes de funk dans un sas organique, européen, continental. L’influence de la german connection – de Kraftwerk à Neu – est évidente. Les claviers sont utilisés comme des cataplasmes fluides sur des douleurs persistantes: sur la trilogie berlinoise (1) et les deux albums d’Iggy Pop, ils servent aussi de grand hypnotiseur…

Hansa Studios
Hansa Studios
Hansa Studios© Philippe Cornet

Avant que Bowie n’y débarque à l’été 1976, le Hansa Tonstudio est déjà l’un des plus fameux studios d’Allemagne. Créé en1964 par la famille Meisel, il déménage en 1972 dansl’imposant bâtiment du début vingtième qu’il occupe toujours,tout près de la mythique Potsdamer Platz et, donc,du Mur. Enrichis par leurs investissements dans la pop germanique(avec entre autresPeter Maffay, le Johnny teuton),les Meisel font de Hansaun studio techniquementcomparable au suprêmeAbbey Road. Quelques appartementsprivés réservés auxartistes en session, occupentles étages supérieurs. Et la sublime Meistersaal au look artnouveau, offre un impressionnant espace d’enregistrementoù prendra place, une partie du Achtung Baby de U2. Cesderniers et Bowie ont donné une résonance mondiale aulieu, toujours fidèle à sa qualité analogique. Dans les années80, on y croise Nick Cave travaillant sur la BO des Ailesdu désir de Wim Wenders, plus récemment, c’est Supergrasset Snow Patrol, qui y créent des albums référentiels.

Gay-bar et amour trans

Une après-midi glaciale de février 2009, on observe le 155 Haupstrasse, un bâtiment morne de cinq étages dans un quartier qui l’est aussi, Schöneberg, sorte de Molenbeek local. Bowie a habité le premier étage de l’automne 1976 à début 1978. L’endroit n’est pas très emballant. La rue tire sa langue de béton vers Mitte et Tiergarten, et des promesses de glamour invisibles. A quelques centaines de mètres, un parc baptisé d’un nom de poète du XVIIIe, Heinrich-von-Kleist. On imagine Bowie et Iggy, revenant à pied de Hansa, s’arrêtant un moment pour s’imprégner de l’ambiance décalée des statues baroques sur fond d’HLM déprimées. Beau-bizarre comme Berlin. Pour mieux mesurer le sens de cette banale location, il faut regarder les photos d’époque: le Bowie, chemise à carreaux, casquette de plombier, parfois moustachu, tranche extraordinairement sur son apparence sophistiquée des années précédentes: star travestie ou joueur de polo aux cheveux en gelée. Bowie traîne partout avec Iggy qu’il a emmené d’Amérique à Hérouville (2) puis Berlin. Pop est en studio même quand il n’y fait rien. Ensemble, accompagnés de Romy Haag, ils petit-déjeunent quasi quotidiennement dans un café gay tout proche de l’appartement. « Nous étions le premier bar gay de Berlin, explique Frank qui travaille au Neues Ufer, et je sais qu’un jour la fenêtre du café a été brisée, sans doute par des homophobes. C’est Bowie qui a payé les réparations. » Le plus souvent à deux avec Iggy, parfois accompagnés du producteur Tony Visconti, ils cruisent dans les cabarets, vont au Luttzower Lampe ou fréquentent la discothèque du trans Haag, dont Bowie sera l’amant. Le chanteur a quitté l’eau et le lait pour la bière, mais sa musique, elle, devient incroyablement sophistiquée et novatrice. L’addiction à la cocaïne se tempère et Bowie tourne, seul, obsessionnellement, à vélo, dans la mégapole berlinoise. Il se redécouvre, chasse la maigreur de son corps, renoue avec des plaisirs qui ne sont pas exclusivement artificiels. Pendant cette échappée de célibataire, son mariage avec Angie se délite. Elle s’est installée en Suisse, lui reste dans la ville emmurée où, dans un geste ô combien métaphorique, il tourne Just A Gigolo, film très oubliable. Il y incarne un jeune étalon dans un bordel berlinois des années 30 maquerellé par Marlene Dietrich!

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Dans cette fièvre à la fois jubilatoire et créatrice, Bowie va coécrire et coproduire la matière de quatre disques remarquables sous son nom et celui d’Iggy Pop. Ils sortiront tous la même année, en 1977, Bowie n’a que trente ans… Pendant cette période, Bowie trouve aussi le temps de partir comme pianiste accompagnateur sur la tournée internationale d’Iggy (3). Une opération de proximité et de vivacité absolument inimaginable aujourd’hui. Elle va considérablement influencer la musique post-seventies, le punk, la new wave, l’électro, le rock industriel. Au moment de la sortie d’Heroes, les magazines anglais adoptent cette pub: « There’s old wave, there’s new wave and there’s David Bowie ». Le 22 janvier 2009, sur Twitter, apparaissait le message « Cheers from a snowy Berlin » signé Bowie: cela a suffi pour provoquer la fièvre chez les fans, dépités par la pause carrière prolongée de l’icône, 62 ans, improductif depuis le dispensable Reality, sorti en 2003. On rêve d’un retour au Hansa Studio, d’une nouvelle flambée artistique. « L’esprit de David Bowie est toujours dans ce building, explique Alex Wende en scrutant les 350 mètres carrés de la sublime Meistersaal. Son énergie ne partira jamais. » Les disques qu’il y a créés, non plus.

(1) LOW ET HEROES BOUCLÉS À BERLIN EN 1977, SONT GÉNÉRALEMENT ASSOCIÉS À LODGER, SORTI EN 1979 MAIS ENREGISTRÉ À MONTREUX ET NEW YORK. BRIAN ENO EST PRÉSENT SUR LES TROIS.

(2) BOWIE ET POP ONT TRAVAILLÉ AU CHÂTEAU D’HÉROUVILLE, FAMEUX STUDIO SEVENTIES, AU NORD DE PARIS.

(3) ON L’ENTEND AU PIANO SUR QUATRE DES HUIT MORCEAUX DE TV EYE LIVE 1977 (EMI).

Disco berlinoise

Low

David Bowie, Berlin l'enchanteur

DE DAVID BOWIE, JANVIER 1977, DISTRIBUÉ PAR EMI *****

Chronologiquement écrit après The Idiot, Bowie sort son propre album en primeur, histoire de ne pas être accusé de copier Iggy. Low est une pièce maîtresse de post-rock, divisée en deux faces et deux tempos. La première, aux relents robotiques, s’incarne supérieurement dans le tube Sound And Vision, la seconde consiste en quatre (quasi) instrumentaux à la fois dépressifs et oniriques avec le chef-d’oeuvre Subterraneans.

The Idiot

David Bowie, Berlin l'enchanteur

DE IGGY POP, MARS 1977, DISTRIBUÉ PAR EMI ***

Commencé en France, terminé à Berlin, comme Low, le premier solo d’Iggy rompt avec le metal incendiaire des Stooges et permet à Bowie – qui produit et coécrit le disque – d’expérimenter la sonorité des années Hansa. Soit des ballades rouillées à l’électronique lancinante croonées par Iggy, à l’instar des fameux Sister Midnight et Nightclubbing. China Girl, repris par Bowie en 1983, deviendra un tube mondial.

Lust For Life

David Bowie, Berlin l'enchanteur

DE IGGY POP, SEPTEMBRE 1977, DISTRIBUÉ PAR EMI ****

Iggy au sommet de sa forme idiotique – dans le sens LarsVon Trier – avec une série de morceaux plus rock’n’roll qu’électro, l’album étant cette fois-ci dominé par un upbeat virulent et la personnalité vocale de Pop. Les riffs de guitares de Carlos Alomar et Ricky Gardiner trouvent leur mantra idéal dans Lust For Life et The Passenger au groove indémodable. Son meilleur disque.

Heroes

David Bowie, Berlin l'enchanteur

DE DAVID BOWIE, OCTOBRE 1977, DISTRIBUÉ PAR EMI ****

Intégralement conçu et enregistré à Berlin, il est d’une tonalité plus optimiste que Low, signant la regénération mentale et physique de son géniteur. Bowie se laisse aller à quelques titres de krautrock, comme V-2 Schneider, hommage non déguisé à Florian Schneider de Kraftwerk. La plage titulaire, conte épique sur la liaison de deux amoureux, près du Mur, est sans doute la chanson la plus importante de sa carrière.

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