Serge Coosemans

« Bruxelles 2032: la Grand-Place durant le Sons & Lumières, cette zone de non-droit absolu »

Serge Coosemans Chroniqueur

Boardwalk Empire à la sauce Freddy Thielemans + Demolition Man à la sauce Annemie Turtelboom + des jeunes trop soin = Bruxelles 2032. Horreur sécuritaire absolue ou Années Folles undercover? Sortie de route, S02E03.

Planet Hollywood au Sablon ou Hooters des Marolles? Ou, soyons carrément fous, le Islamabad Fried Chicken de Flagey, qui vient de décrocher sa deuxième étoile au Michelin? En ce début de soirée du samedi 18 septembre 2032, Yann-Arthus, Lakdar et Kimberlé aimeraient fêter dans l’un de ces endroits très chics et réputés leur entrée prochaine à la Haute Ecole Carl de Moncharline. La Loi Turtelboom autorise 6 sorties nocturnes par an aux jeunes de moins de 21 ans, du moins s’ils sont équipés de trois éthylotests en parfait état de fonctionnement et que les femmes ne sont pas en période d’ovulation. Kimberlé, fille de vieux clubbeurs des années 90, a déjà gratté 5 points de son app Turtelboom en accompagnant en juillet dernier ses parents à Ibiza. Elle aimerait donc que cette nuit, légalement sa dernière de l’année, soit belle comme un pur classique de Quentin Mosimann. Plutôt que de perdre son temps à dîner, filer directement danser à Etangs Noirs, le quartier le plus hype de la ville. Ou alors tenter la Belfius DJ Experience.

Les garçons, l’estomac de toute façon trop noué par l’excitation pour pleinement apprécier un repas néo-gastro, acceptent de bon coeur un plan fast-food, au Sulltan of Quebap de l’Avenue Louise. Sur le chemin, devant la station Villo Brigitte Grouwels, Kimberlé prend une photo de l’ancien Palais de Justice transformé en majestueux Apple Store. D’humeur plus farce, Yann-Arthus ne peut quant à lui s’empêcher de ricaner au passage d’une prostituée de luxe déguisée en Angela Merkel, le genre à faire fureur parmi les eurocrates. Histoire de faire rire ses amis, il balance sans trop réfléchir sa meilleure imitation de racaille francophone uccloise: « woula, la grosse teupu bulgare 2 sa race pas swag du tout ». Mauvaise idée, Yann-Arthus! Aux mots « teupu » et « bulgare », l’un des multiples drones de Polbru qui survole en permanence la capitale reconnaît en effet une insulte discriminatoire à caractères sexiste et raciste. L’appareil publie automatiquement sur le Facetwit de Yann-Arthus un enregistrement de son incivilité, accompagné d’une photographie taggée où on le voit se moquer de la prostituée. « De plus, fieu, lâche la voix métallique du roboflic volant, ça va une fois te coûter 7000 francs confédéraux débités de ton compte courant et 12.000 crédits Angry Birds. Tu fais ménant bien moins le malin avec les travailleuses indépendantes, hein, ket? »

De fait, devant son durum-waterzooi, Yann-Arthus est totalement lessivé: « 7000 francs confédéraux envolés, les gars. Je n’en avais que 10.000 sur ma puce de poignet! Je suis ruiné… » Lakdar propose alors une idée qui émoustille totalement le trio. Plutôt que d’aller claquer ses économies dans des endroits aussi guindés qu’encadrés, pourquoi ne pas s’acheter des cafés frappés et aller les tiser sur la Grand-Place durant le Sons & Lumières? Consommer en rue une boisson excitante de type caféiné est totalement interdit mais comme tout vrai bruxellois, Lakdar sait que durant le Sons & Lumières, les drones de Polbru sont totalement aveuglés par les lasers et complètement assourdis par la musique de Vangelis. Chaque soir, durant la demi-heure que dure la traditionnelle représentation, la Grand-Place s’avère de fait une véritable zone de non-droit. Des éditorialistes de Père Ubu-Les Sports, la tutelle gouvernementale anversoise et des sociologues de droite ont tous dénoncé les phénomènes de tournantes, les deals divers et l’ivrognerie qui ont lieu sept jours sur sept, de 22h à 22h30, sous les fenêtres du pouvoir local. Comme tous ses prédécesseurs depuis Freddy Thielemans, qui a interdit l’alcool en rue après 22h en 2013 et activa deux ans plus tard les premiers Mosquitos nocturnes, ces dispositifs qui diffusent des ultrasons insupportables aux oreilles adolescentes, le bourgmestre Bertin Mampaka continue pourtant d’inlassablement balayer l’idée d’abandonner le Sons & Lumières, « ce symbole de la fervente animation populaire qui égaye nos rues et qu’aucune lubie sécuritaire ne devrait remettre en question sous peine d’effets très néfastes sur le tourisme et le commerce de prestige qui caractérisent notre conviviale capitale » (extrait de son discours d’inauguration du Brantano Megastore de La Bourse, en 2028).

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Ivre de Nescafé Latte de contrebande, totalement nue au milieu d’une foule compactée sur la Grand-Place, au son tonitruant de la bande originale du film 1492, tandis que sur les façades historiques, une reconstitution culturelle montre Jean-Claude Van Damme poursuivre le Marsupilami, nous retrouvons un peu plus tard Kimberlé, en train de totalement se donner à ses deux amis. Autour d’eux, des hommes échangent des sacs de gyproc contre des kalashnikovs, des candidats malheureux de Belgium Got Talent 18 se font insulter avec verve et des vieillards en larmes, très nostalgiques du temps où Bruxelles polytoxicomanait, binge-drinkent de façon totalement hardcore. L’ambiance est dantesque jusqu’à ce que se rallument les spots de surveillance, que la place se vide en silence, sans nulle trace de tout ce qui vient de se passer. Dans le ciel, les caméras des drones n’ont enregistré ni incivilité, ni délit, malgré la véritable orgie criminelle qui vient d’avoir lieu, car s’il y a bien une tradition bruxelloise qui perdure aux générations, c’est celle d’entuber le pouvoir.

Yann-Arthus, Lakdar et Kimberlé sont quant à eux persuadés qu’ils viennent de passer la meilleure soirée de leur existence, qui valait largement son point Turtelboom. Elle n’a duré qu’une petite demi-heure et il n’est que 22h45. Dans le taxi vers la maison, Kimberlé se dit qu’à cette heure-ci, ses parents et leurs amis sont sans doute déjà en route vers cette rave techno illégale prévue au Bois du Laerbeek. Il doit donc rester des restes de leur apéritif sur la table du salon; soit de la cocaïne, du champagne, de la vodka et du MDMA. Parfaitement salace, tout à fait vingtième siècle, Kimberlé lâche alors: « Hé les mecs, ça vous dirait pas, une petite after? »

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